Quand ils ont appris la retraite de Rupert Murdoch la semaine dernière, les inconditionnels de la série Succession se sont certainement demandé si son fils Lachlan, qui lui succédera, était représenté par Kendall ou Roman.
La réponse n’est pas claire : comme Kendall, Lachlan a quitté l’empire (en 2005) avant d’y revenir, mais son positionnement idéologique semble plus proche de celui du personnage de Roman. Mais j’arrête ici, ceci n’est pas un retour sur l’œuvre de Jesse Armstrong.
C’est plutôt la méthode Murdoch qu’il faut décrypter. À 92 ans, Rupert Murdoch est le dernier des grands magnats à la tête de leur empire. Fox Corporation possède notamment le réseau Fox News, ainsi que le Wall Street Journal et le New York Post par l’intermédiaire de News Corp.
Rupert Murdoch quittera son poste en novembre après avoir érigé un modèle médiatique imité dans toute l’industrie… malheureusement. Si le commentariat est aussi présent sur nos écrans, avec d’anciens élus recrutés à gros cachets pour émettre leur opinion tous les jours, c’est beaucoup à cause du modèle Murdoch.
Et si les médias cherchent constamment à marcher en équilibre sur le fil idéologique, quitte à tomber dans la fausse équivalence, c’est aussi parce que l’approche Murdoch a normalisé les discours extrêmes. Ses médias sont des contributeurs directs à la polarisation politique aux États-Unis, qui s’incruste désormais partout.
En 1952, peu de gens auraient parié sur Murdoch, jeune Australien de 22 ans, quand il a repris le journal d’Adélaïde que possédait son père, foudroyé par une crise cardiaque. Rupert sortait de l’Université d’Oxford, en Grande-Bretagne, et héritait d’une petite entreprise sans envergure.
Il s’est pourtant lancé dans l’acquisition de plusieurs autres journaux un peu partout en Australie, avant d’attaquer le marché britannique avec l’achat du Times de Londres, puis la création de News of the World. Son appétit s’est ensuite transporté vers le marché américain, où ses journaux ainsi que ses chaînes de télé et de radio ont assuré son emprise sur le débat public.
Rupert Murdoch a propagé le modèle du tabloïd à sensation qui mélange sport, scandale et sexe. Pensons au Sun où, outre les nouvelles, la page 3 présentait chaque jour la photo d’une femme nue. (Il faut néanmoins rappeler que Pierre Péladeau a eu l’idée d’une photo sexy cinq ans avant lui, avec la célèbre page 7 du Journal de Montréal.)
Le scandale News of the World, dans lequel le tabloïd de Murdoch a fait de l’écoute téléphonique illégale auprès de célébrités et de victimes de crimes afin de dénicher des histoires, a cimenté une culture où les médias de Murdoch étaient prêts à tout pour sortir le scoop le plus salace.
Mais au-delà du tirage et de la richesse, c’est la recherche d’influence qui a marqué le règne de Murdoch. Il n’y a qu’à penser à sa proximité avec la première ministre britannique Margaret Thatcher, puis son virage pour soutenir le travailliste Tony Blair, qui n’avait de progressiste que les slogans. Rupert Murdoch allait là où le pouvoir penchait.
Avec la création de Fox News, l’homme d’affaires a toutefois hissé l’influence à un niveau jamais vu. En 1995, il voulait d’abord acheter CNN, fondée 15 ans plus tôt par Ted Turner. Devant le refus de ce dernier, Murdoch s’est juré de lui offrir la concurrence la plus vile. Ce à quoi Turner a répondu qu’il allait « écraser Rupert comme un insecte ».
Grave erreur.
Lancée en 1996, Fox News s’est imposée comme le pendant télévisuel de la radio-poubelle à la Rush Limbaugh. Roger Ailes, ancien conseiller auprès de présidents républicains, a mené la barque jusqu’à son congédiement en 2016, pour une série de scandales sexuels. Sous sa gouverne, Fox News a transformé l’information en continu en outil de propagande politique. Les Bill O’Reilly et Sean Hannity, en ondes dès les premiers jours, ont propagé un discours de peur et de division qui repoussait les limites du racisme et de l’intolérance.
Le slogan « Fair & Balanced » a attiré un auditoire qui croyait tous les médias biaisés — tous, sauf Fox News. La chaîne a ainsi conquis des téléspectateurs qui ne carburent pas aux faits, mais cherchent un écho à leurs préjugés. Fox News est rapidement devenue la chaîne d’information la plus regardée aux États-Unis.
La fabrication du trumpisme a été l’étape suivante. Fox News a d’abord gonflé le personnage du candidat Donald Trump, accordant à l’homme d’affaires et vedette de téléréalité une crédibilité politique inattendue.
Après l’élection de Trump, multipliant les génuflexions devant les mensonges et dérives du président, la chaîne a normalisé des discours suprémacistes défendus par ses propres animateurs, comme Tucker Carlson. Surtout, elle a décomplexé et alimenté un populisme aussi réactionnaire que puissant.
Ironie du sort, même si Fox News a créé le trumpisme, elle n’a plus prise sur le phénomène. D’une part, la chaîne s’est heurtée à un mur l’an dernier en versant 787,5 millions de dollars à l’entreprise Dominion pour régler la poursuite concernant les mensonges propagés sur ses ondes au sujet des résultats de l’élection de 2020.
Le congédiement de Tucker Carlson, l’un des grands artisans de la supercherie, a suivi, ce qui a entraîné un exode relatif de l’auditoire. Donald Trump ne se prive pas pour critiquer Fox News, qui ne le soutient plus inconditionnellement, et faire l’éloge de réseaux concurrents encore plus extrêmes, comme One America News Network (OAN) et Newsmax.
Mais l’influence de Fox News dépasse largement ses cotes d’écoute. Rupert Murdoch a créé un monstre dont les clones et les procédés menacent les fondements mêmes de la démocratie américaine.
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La donne changera-t-elle sous Lachlan Murdoch ? Peu probable. Au contraire, ce bon ami de Tucker Carlson tentera sans doute de rapatrier les téléspectateurs égarés.
On dit de lui qu’il n’a pas l’instinct de son père, mais qu’il a l’ingérence facile — même si elle est mal avisée. Ses détracteurs se plaisent à rappeler la fois où il a débarqué dans la salle de rédaction d’un de ses journaux, en Australie, pour piquer une colère à la suite d’un éditorial qui appuyait le mariage gai.
Sauf que l’homme d’affaires arrive dans un contexte de décroissance. Même s’il hérite d’un réseau encore bien rentable, le déclin de la télé câblée touche aussi Fox News, dont l’auditoire est en baisse et vieillissant.
En vendant ses divisions de divertissement à Disney il y a quatre ans, Fox Corporation a voulu se recentrer sur l’information et le sport, mais l’entreprise accuse un retard notable dans sa transition numérique.
Les actionnaires, qui attendent des changements, devront être patients. Fox est cotée en Bourse, mais dans les faits, les Murdoch détiennent environ 40 % des actions avec droit de vote de l’entreprise. Et la structure ne changera pas à court terme.
En lisant la lettre de départ de Rupert Murdoch, on comprend aussi que le père continuera à en mener large :
« La bataille pour la liberté d’expression et, en fin de compte, pour la liberté de pensée n’a jamais été aussi intense. […] Les bureaucraties égoïstes cherchent à faire taire ceux qui les remettent en question, elles et leurs objectifs. Les élites méprisent ouvertement ceux qui ne sont pas membres de leur classe. La plupart des médias sont de mèche avec ces élites, colportant des récits politiques plutôt que de rechercher la vérité. Dans mes nouvelles fonctions, je peux vous garantir que je participerai chaque jour au concours d’idées. »
Plutôt culotté pour un magnat de dénoncer les élites après avoir bâti une fortune de 17 milliards de dollars en faisant le commerce de l’influence. Certains appelleraient ça de la ploutocratie.