La singulière ascension de l’emploi au Québec

Alors, l’emploi au Québec, ça va ? Oui, pas mal, merci. En octobre 2023, malgré le ralentissement économique en cours, le pourcentage des Québécois de 15 ans ou plus qui occupaient un emploi équivalait à 82,4 % de la population totale de 15 à 64 ans. C’est à peine sous le record mensuel absolu, enregistré pas plus tard qu’en janvier dernier, de 83,04 %. 

Ces performances du taux d’emploi plaçaient le Québec au premier rang des 10 provinces canadiennes et au quatrième rang parmi les 25 grandes économies avancées de l’OCDE. Seuls le Japon, la Nouvelle-Zélande et les Pays-Bas font mieux.

Depuis quelques années, le marché de l’emploi québécois est donc aujourd’hui dominant. Par exemple, la figure 1 compare les trajectoires suivies par les taux d’emploi du Québec et de l’Ontario de mois en mois au cours des cinq dernières années, marquées par la profonde mais brève récession pandémique du printemps 2020. Deux phénomènes en ressortent. 

Figure 1

D’une part, depuis 2018, le taux du Québec a constamment dominé celui de l’Ontario. D’autre part, l’avantage du Québec sur l’Ontario s’est même accru au cours de cette période. Il était de 2 points en octobre 2018 et avait grimpé à 4 points en octobre 2023.

Il est vrai qu’au cours des cinq dernières années, la hausse cumulée du nombre d’emplois comme tel a été plus forte en Ontario qu’au Québec. Le nombre d’emplois a augmenté de 9,3 % en Ontario et de 7,2 % au Québec. Sauf que le Québec a réussi à faire croître son nombre d’emplois de 7,2 % au sein d’une population de base de 15 à 64 ans qui n’a crû, elle, que de 1,0 %. L’emploi au Québec a donc augmenté de 6,2 points de pourcentage de plus que la population elle-même. L’Ontario a vu son nombre d’emplois augmenter de 9,3 %, alors que sa population de 15 à 64 ans s’est accrue de 6,0 %. L’emploi en Ontario n’a donc augmenté que de 3,3 points de plus que la population. Au net, son gain de performance en emploi a été inférieur à celui du Québec. 

Bref, il n’y a aucun doute que le Québec a nettement dépassé la performance de sa voisine et point de référence classique. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Il aura fallu que le Québec entreprenne, à partir des années 80, un rattrapage phénoménal par rapport aux économies concurrentes tant il partait de loin en matière de taux d’emploi.

Des Années folles au grand rattrapage

Le taux d’emploi est le pourcentage de la population de 15 à 64 ans qui occupe un emploi. C’est une mesure plus précise pour comparer les performances des marchés du travail, puisque la définition varie peu d’un pays à l’autre, contrairement à celle du taux de chômage. Elle est aussi plus simple, comme celle qu’utilise le ministère des Finances du Québec : on divise le nombre des 15 ans ou plus qui ont un emploi par la population totale de 15 à 64 ans.

Le taux d’emploi augmente lorsqu’un pourcentage plus élevé de gens désirent travailler et réussissent à trouver un emploi, ce qui témoigne de la vigueur d’une économie.

La figure 2 offre une rétrospective qui remonte plus de 100 ans en arrière, jusqu’en 1921. On distingue trois grandes périodes. Dans la première, de 1921 à 1945, le taux d’emploi a subi de fortes secousses, à la hausse pendant les Années folles et la Seconde Guerre mondiale, et à la baisse pendant la grande dépression des années 30. Il a suivi des trajectoires de formes semblables dans les deux provinces, mais le taux du Québec en est sorti avec un retard de 3 points sur celui de l’Ontario en 1945.

Figure 2

Dans la deuxième période, de 1945 à 1989, le taux d’emploi du Québec a augmenté au net de 8 points, passant de 58 % à 66 %, mais le taux de l’Ontario, pendant ce temps, en a gagné le double (16 points), grimpant de 61 % à 77 %. Le retard du Québec s’est considérablement agrandi. Durant cette longue période de 44 ans, le marché de l’emploi québécois a d’abord subi une dégelée entre la fin de la guerre de Corée, en 1953, et le début de la Révolution tranquille, en 1960. Puis, le taux d’emploi du Québec s’est « réveillé », mais a néanmoins continué à progresser moins vite que celui de l’Ontario pendant les trois décennies qui ont suivi. 

Au final, en 1989, il accusait un retard de 11 points derrière le taux de 77 % de l’Ontario, à 66 %.

Comment expliquer la lenteur de la progression du taux d’emploi du Québec de 1945 à 1989, notamment la chute brutale après 1953 ? Dès les années 1950, son agriculture traditionnelle et son vieux secteur manufacturier (textile, vêtements, chaussures, tabac) souffraient d’une lente asphyxie qui les rendait vulnérables à la moindre détérioration de la conjoncture économique. 

Malheureusement, la main-d’œuvre libérée par ces secteurs manquait encore des qualifications nécessaires à sa réabsorption par le secteur manufacturier moderne qui s’automatisait. Une réforme de l’éducation s’amorçait, mais ses résultats favorables sur le marché du travail ne pouvaient apparaître qu’à plus long terme.

De plus, après 1945, Montréal perdit peu à peu au profit de Toronto son influence autrefois dominante sur l’économie canadienne. La population active se féminisait, mais plus lentement au Québec qu’en Ontario. De son côté, le gouvernement Duplessis (1944-1959) hésitait à investir dans les infrastructures publiques porteuses de croissance économique. La création du système aéroportuaire bicéphale dysfonctionnel Mirabel-Dorval, en 1975, mirent un point final au rôle de Montréal comme plaque tournante du transport au Canada.

De 1965 à 1985, la montée du néonationalisme francophone, les attentats du Front de libération du Québec et l’élection du Parti québécois encouragèrent le départ de centaines de milliers d’Anglo-Montréalais vers Toronto, avec leurs capitaux, leurs sièges sociaux et leurs cerveaux. 

En même temps, de durs conflits sociaux entravèrent le bon fonctionnement du marché du travail et poussèrent les entreprises à hésiter avant d’investir. Le taux de grève et de lockout était très élevé, notamment dans la construction et dans le secteur public. Il atteignit en 1976 un niveau proche du sommet mondial. Des chefs syndicaux furent emprisonnés en 1972. La violence et la corruption sur les chantiers de construction firent même l’objet d’une commission d’enquête spéciale en 1975. 

Il est vrai que l’emploi bénéficia de bonds favorables lors de la construction des barrages hydroélectriques de Manicouagan-Outardes (années 1960) et de la Baie-James (années 1970), mais ces sursauts furent passagers. La contribution directe et indirecte des sociétés d’État comme la Société générale de financement (SGF), la Sidérurgie du Québec (Sidbec), la Société québécoise d’exploitation minière (SOQUEM) et la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP) à la création d’emploi fut plutôt modeste.

En Ontario, on avait au contraire investi beaucoup plus tôt dans les infrastructures publiques, notamment en éducation. L’industrie ontarienne du transport profita de l’ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent, puis du développement unifié de l’aéroport Pearson de 1964 à 1972. Un secteur financier pancanadien grandit à une cadence accélérée à Toronto. Le Pacte de l’automobile de 1965 entre le Canada et les États-Unis entraîna un essor remarquable de cette industrie dans le sud de l’Ontario.

1989-2023 : le « grand rattrapage »

Mais depuis 1989, le taux d’emploi progresse plus vite au Québec qu’en Ontario. Le taux québécois a fini par rattraper le taux ontarien en 2012, il l’a dépassé en 2016, et il a continué depuis lors à accroître son avance jusqu’à 4 points en 2023.

La figure 2 montre que, dans la troisième période, de 1989 à 2023, la tendance s’est complètement inversée. Au total, le taux d’emploi n’a progressé que de 2 points en Ontario, alors qu’il a grimpé de 17 points au Québec. Ce sont ces années de « grand rattrapage » qui ont fini par procurer au Québec son avance actuelle de 4 points sur l’Ontario.

Plusieurs facteurs ont contribué à rebâtir le dynamisme de l’emploi et les assises de la prospérité qui avaient fait défaut au Québec de 1945 à 1989. 

Au début des années 1990, les nouveaux diplômés du postsecondaire (professionnel, collégial et universitaire) issus de la réforme de l’éducation des années 1960 arrivaient en grand nombre dans la population active. Un apaisement durable du climat social venait d’apparaître à la suite d’interventions législatives des gouvernements Lévesque et Bourassa et d’une réorientation des stratégies syndicales. Il fut bénéfique pour l’emploi et l’investissement.

La participation des femmes à la population active s’est accélérée. Elle a fini par rattraper et dépasser celle de l’Ontario. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, des politiques sociales et familiales innovatrices (aide sociale, équité salariale, services de garde à tarif modique, congés parentaux étendus) ont contribué à porter le taux d’activité féminin tout près du sommet mondial. Les autres provinces canadiennes, encouragées par les milliards débloqués par le gouvernement fédéral, tentent aujourd’hui d’imiter le succès québécois en garde à l’enfance.

Le succès en affaires est devenu une valeur sociale dominante. Les coûts d’entreprise et de logement sont restés compétitifs. Le secteur manufacturier a bénéficié d’une restructuration industrielle qui a fait une grande place aux créneaux scientifiques et créatifs. À Montréal, une nouvelle classe de jeunes entrepreneurs scolarisés a remplacé les éléments de l’ancienne élite économique anglophone qui étaient partis à Toronto. On a vu s’adoucir le vieux clivage linguistique qui marquait depuis toujours l’économie montréalaise. L’esprit entrepreneurial beauceron s’est étendu à la région de Québec. Cette dernière a connu une croissance économique par habitant fulgurante depuis le début du XXIe siècle, la plus rapide parmi toutes les grandes régions métropolitaines du Canada. Montréal a suivi pas très loin derrière.

Enfin, l’économie québécoise s’est internationalisée, notamment, mais pas seulement, avec les accords de libre-échange canado-américain (1989) et nord-américain (1993). Les vols internationaux ont fini par retourner à l’aéroport de Dorval, qui devint Montréal-Trudeau en 2004.  

Pendant que le taux d’emploi du Québec prenait l’ascenseur en gagnant 17 points de pourcentage entre 1989 et aujourd’hui, celui de l’Ontario faisait quasiment du surplace avec une hausse cumulée de 2 points seulement en 33 ans. Ce n’est pas surprenant : malgré quelques divergences épisodiques, la trajectoire ontarienne a reflété l’intégration économique étroite de cette province avec les États-Unis. Cumulativement, elle a été semblable à la trajectoire américaine. Le taux d’emploi des États-Unis a en effet augmenté d’un seul point dans l’ensemble de la période, passant de 75 % en 1989 à 76 % en 2022.

À quoi s’attendre maintenant ?

Certains économistes et analystes affirment souvent que les gains seront plus difficiles à réaliser à l’avenir, parce que la performance du Québec en emploi est maintenant tellement bonne qu’elle laisse moins de place qu’autrefois à une montée supplémentaire.

C’est fort possible, car comme indiqué plus haut, à 83 % en moyenne des 10 premiers mois de 2023, le taux d’emploi du Québec était déjà au sommet canadien et presque mondial. Par contre, le rythme de progression du taux d’emploi d’ici n’a pas ralenti depuis 15 ans en comparaison de celui des 10 années précédentes. 

On verra si cette lancée peut se poursuivre et si la performance du Québec en emploi peut s’approcher de celle du Japon. 

Quoi qu’il en soit, porter la qualité des services de garde partout à la norme CPE, combattre le décrochage et encourager la persévérance scolaire à tous les niveaux (tout particulièrement celle des garçons), permettre des horaires de travail plus flexibles et donner aux personnes âgées la possibilité de travailler plus longtemps lorsqu’elles le désirent vont certainement continuer à faire partie de la liste des efforts afin d’atteindre les sommets mondiaux.

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