Il se passe quelque chose de curieux sur la planète économie depuis quelques mois. D’une part, la récession tant redoutée n’arrive pas. Mais surtout, les données enregistrées mois après mois sont en train de contredire les modèles économiques habituels.
Au Canada, le nombre de postes vacants est passé de son sommet de 990 900, au deuxième trimestre de 2022, à 780 200 au même trimestre cette année. Une baisse de 21 % en un an. La proportion est semblable dans la majorité des pays de l’OCDE. Normalement, selon les données compilées par les chercheurs Alex Domash et Larry Summers, qui fut secrétaire au Trésor sous Bill Clinton, une telle baisse aurait dû être accompagnée d’une hausse du chômage de quelque trois points de pourcentage.
Or, le taux de chômage demeure stable. Les dernières données sur l’emploi publiées au début de septembre montrent un taux à 5,5 % au Canada et à 4,3 % au Québec.
Le même phénomène s’observe dans les autres pays de l’OCDE. La majorité d’entre eux, à l’exception de la France, ont vu leur nombre de postes vacants baisser d’environ 20 %, y compris les pays où le chômage reste plus élevé, comme l’Italie ou le Portugal. Mais autant en Allemagne, en Italie qu’au Royaume-Uni, le chômage reste à peu près stable, alors que la création d’emplois se maintient. De quoi laisser les économistes circonspects.
Historiquement, il n’y a jamais eu de baisse du taux de vacance sans une hausse notable du taux de chômage. Et les deux combinés sont habituellement un signe précurseur de récession.
Conséquence : même si l’inflation est loin d’être taclée, les fermetures d’entreprises à tout va prédites par plusieurs analystes ne se matérialisent pas. De quoi rendre perplexe le même Larry Summers, qui cet été plaidait ouvertement en faveur d’une hausse du taux de chômage afin de combattre l’inflation.
Ou faire mentir l’homme d’affaires et multimillionnaire australien Tim Gurner, dont les déclarations à un sommet sur le bâtiment dans son pays sont devenues virales il y a quelques semaines. Il préconisait une flambée du chômage de 40 % à 50 % pour dégrader l’économie, ce qui jugulerait l’inflation, disait-il, mais servirait aussi à « rappeler aux gens qu’ils travaillent pour l’employeur, et non l’inverse ». De telles sottises, faut-il souligner, sous-estiment gravement les effets des pertes d’emplois.
Devant la bonne posture du marché de l’emploi, la question se pose : les banques centrales, y compris celle du Canada, seraient-elles en voie de réussir leur pari, soit de faire chuter l’inflation sans provoquer de pertes d’emplois massives ? L’hypothèse d’un atterrissage en douceur, lointaine il y a à peine quelques mois, semble plausible. L’économie se maintient, malgré les coûts d’emprunt en hausse.
Entendons-nous, cela n’empêche pas que le recours à des hausses de taux fulgurantes a eu des effets réels brutaux. Mais il est utile de rappeler que si les conséquences d’une hausse sont immédiates chez les détenteurs d’hypothèques, elles se font sentir de 18 à 24 mois plus tard sur l’économie globale. Nous y sommes maintenant.
Il faut aussi rappeler que les banques centrales ont commencé à relever leurs taux au moment où les marchés de l’emploi au Québec et au Canada connaissaient la période la plus faste depuis que Statistique Canada tient des données sur ce thème. La pénurie de main-d’œuvre était donc au plus fort. Au Canada, le chômage était à un creux de 5,1 % au printemps 2022 quand la Banque du Canada a amorcé ses hausses. Au Québec, il oscillait autour de 4 %. Le plein emploi, donc.
Pourquoi l’économie fait-elle mentir le rapport postes vacants / taux de chômage ? Au Canada, on peut soupçonner le double effet du vieillissement de la population — davantage de travailleurs quittent le marché du travail — et de la croissance démographique, alors que le pays accueille un nombre record de nouveaux arrivants.
Sauf que tous les pays ne sont pas dans la même situation, mais observent tout de même des données semblables. Il faut donc regarder du côté de l’après-pandémie. Par exemple, la « grande démission » américaine, où les travailleurs des secteurs à bas salaire quittaient massivement leur emploi, est bien terminée. De plus, des entreprises ayant connu des difficultés de réembauche, après les mises à pied de la pandémie, s’organisent désormais pour garder leurs employés.
Quelques inconnues demeurent. Devant le manque de main-d’œuvre et l’explosion des postes vacants l’an dernier, les salaires ont fortement augmenté. C’est aussi le cas au Québec, comme le rappelait récemment l’économiste Pierre Fortin. Pour les entreprises, cette augmentation des salaires a alourdi les coûts et a contribué à la hausse des prix. D’autant plus que la croissance des salaires dépasse celle de la productivité.
Depuis un an, la baisse du nombre de postes vacants vient désormais freiner la croissance des salaires. Mais même aux États-Unis et au Canada, la demande de main-d’œuvre reste élevée par rapport à l’offre.
Avant de crier victoire, il faut rappeler que l’inflation n’est pas encore jugulée — elle a été de 4 % en août au Canada. Et que les banques centrales la considèrent toujours comme un cancer pour l’économie ; la hausse des taux est l’équivalent d’une chimiothérapie, comme l’illustrait récemment l’économiste en chef de la Banque Nationale du Canada, Stéfane Marion.
Une nouvelle hausse des taux d’intérêt n’est donc pas à écarter. Mais si récession il devait y avoir, elle risque d’être courte. En cela, les banques centrales auront réussi leur pari.
La version originale de cet article a été modifiée le 28 septembre 2023 pour indiquer que Stéfane Marion est l’économiste en chef de la Banque Nationale du Canada.