Survoltage à Bécancour | L’actualité

Dans le folklore politique québécois, Bécancour avait toujours rimé avec « un peu court ». Son segment de l’autoroute 30 jamais raccordé au reste de l’autoroute de l’Acier, son port maritime sous-exploité, ses avenues à quatre voies en plein champ, ses immenses terrains industriels inoccupés étaient les symboles de politiques industrielles sans lendemain. La ville de 15 000 habitants, en face de Trois-Rivières, était réputée pour ses mégaprojets avortés, malgré quelques succès dans la chimie lourde (Olin Canada) et la transformation de minerai (l’Aluminerie de Bécancour) qui n’ont jamais pu remplir son gigantesque parc industriel, l’un des plus grands au Canada.  

Mais en 2023, les choses changent. General Motors (GM) et Ford, chacune étant réunie en consortium avec un fabricant sud-coréen de batteries (Ultium CAM pour GM et POSCO Future M ; EcoPro CAM pour Ford et SK On), construisent deux énormes usines, qui produiront du « matériel actif de cathode ». Depuis janvier, c’est un ballet incessant de bulldozers, de grues et de camions. « On a commencé à y croire quand GM s’est mise à couler le béton par –30 °C des mois avant l’annonce officielle en mai », raconte la mairesse de Bécancour, Lucie Allard.

Ces deux consortiums produiront assez de matériel pour permettre à GM et à Ford de fabriquer des batteries pour deux millions de véhicules électriques, dont les camionnettes F-150. 

« On va avoir la filière batterie complète, de l’extraction minière jusqu’au recyclage », dit Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie. 

Première pelletée de terre lors de l’annonce de la construction d’une usine de cathodes de Ford, en juillet dernier. Québec et Ottawa accorderont 644 millions en financement sous diverses formes. (Photo : Christinne Muschi / La Presse Canadienne)

Une filière complète suppose une flopée d’entreprises. D’abord, les ingrédients : lithium, graphite, cuivre, nickel, cobalt, zinc, aluminium, fer, phosphore. Le Québec les a tous, sauf le manganèse — le plus proche gisement est au Nouveau-Brunswick. La québécoise Nemaska Lithium extraira son minerai à sa mine Whabouchi sur le territoire d’Eeyou Istchee Baie-James, et son usine de concentration (pour amener le précieux métal mou au bon niveau de pureté) sera à Bécancour, en face de celles de GM et de Ford. Le parc industriel accueillera une autre usine de concentration, celle de la minière québécoise Nouveau Monde Graphite, qui extraira à Saint-Michel-des-Saints le graphite qui servira aux anodes. 

Les usines des consortiums de GM et de Ford vont s’occuper du conditionnement : elles utiliseront le concentré, qu’elles reconcentreront sous forme de billes, lesquelles sont les matériaux actifs de la cathode et de l’anode — le + et le – de la cellule électrochimique qui forme le cœur des batteries. (Les batteries se composent toutes d’une anode, d’une cathode et d’un électrolyte conducteur, liquide ou solide, qui assure la circulation des électrons entre le + et le –. C’est ce que l’on appelle la cellule [ou pile]. Une batterie est un assemblage de cellules.)

Puis, tout cela passe au cellulier, par exemple la suédoise Northvolt, qui annonçait en septembre son installation en Montérégie, grâce à des investissements de Québec et d’Ottawa totalisant sept milliards de dollars pour 3 000 emplois.  

Les cellules s’en vont ensuite chez les assembleurs, comme Lion Électrique à Saint-Jérôme, qui les empile en batteries de 50 ou 500 volts pour propulser ses autobus électriques. 

Finalement, les recycleurs de batteries (aussi appelés « mines urbaines ») réintroduisent les composants au stade de la concentration. C’est ce que fait Lithion Technologies, qui démontera les vieilles batteries à Saint-Bruno à partir de cet automne, et qui en séparera les composants dans une autre usine à Bécancour, prévue pour 2026.

Selon le ministre Fitzgibbon, d’autres entreprises auraient réservé leur terrain à Bécancour, dont la minière brésilienne Vale (sulfate de nickel) et la vancouvéroise Euro Manganese.  

« C’est un écosystème. Le Québec est l’un des rares endroits dans le monde où l’on pourra cocher toutes les cases », explique Karim Zaghib, professeur au Département de génie chimique et des matériaux à l’Université Concordia et l’un des architectes de la stratégie québécoise. 

Guy Leblanc, PDG d’Investissement Québec, dont c’est la tâche de vendre la province à l’étranger, n’en démord pas : « Bécancour est la première phase de ce qui s’annonce comme la Baie-James du Sud. » Outre Northvolt, la sud-coréenne Solutions énergétiques Volta dévoilait début septembre qu’elle s’installerait à Granby pour produire les feuilles de cuivre servant à emballer l’anode. « Sur ma table, j’ai 30 projets industriels pour des investissements de 20 milliards de dollars », dit Pierre Fitzgibbon. Lors de l’annonce de Northvolt à la fin septembre, le premier ministre François Legault évoquait 16 000 emplois pour l’ensemble de la filière. 

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En 2022, au moment où les premières rumeurs circulent, les Bécancourois sont nombreux à cultiver un sain scepticisme. RER Hydro, Rio Tinto, Quest Rare Minerals, IFFCO, FerroAtlantica, Stolt LNGaz, la Société internationale métallique, Britishvolt et autres ont toutes leur adresse à Bécancour, boulevard des Rêves-Brisés.

La ville même doit son existence à un ratage spectaculaire. Elle a été créée en 1965 par une loi de fusion réunissant une dizaine de villages et municipalités de paroisse aux noms évocateurs, comme La Nativité-de-la-Bienheureuse-Vierge-Marie et Très-Précieux-Sang-de-Notre-Seigneur. On ambitionnait alors d’y accueillir la Sidérurgie du Québec (Sidbec) — un projet de plus de deux milliards en dollars de 2023. Sidbec étant morte dans l’œuf, Bécancour s’est retrouvée avec un territoire plus grand que celui de la ville de Montréal, à 88 % agricole, sans centre-ville. Et pendant 60 ans, Québec a cherché sans trop de succès à remplir cet immense parc industriel dont il est le propriétaire. 

Les ingénieurs de la filière batterie qui y défilent aujourd’hui n’en reviennent pas de l’espace et de la qualité des infrastructures, souligne Donald Olivier, PDG de la Société du parc industriel et portuaire de Bécancour, une société d’État provinciale. Cet ingénieur natif du secteur de Gentilly est à pied d’œuvre depuis le printemps 2022 pour remettre à niveau les installations du parc. 

Son équipe doit gérer 350 millions de dollars de contrats pour une nouvelle route, une nouvelle voie ferrée au sud, l’eau potable, les eaux industrielles, les eaux usées. Et encore 320 millions pour la reconfiguration du port. « Le consortium de Ford doit commencer la production en 2026. Il n’a pas de temps à perdre avec des infrastructures déficientes », dit-il.

Tout va très vite en raison de la nouvelle stratégie industrielle des États-Unis. Depuis 2022, la loi américaine sur la réduction de l’inflation force les entreprises à effectuer un virage vers les énergies vertes, mais également à diminuer leur dépendance aux fournisseurs chinois dans les filières jugées stratégiques — dont les minéraux critiques. À la clé, des milliards de dollars de subventions pour ceux qui établiront une chaîne d’approvisionnement nord-américaine des batteries. 

C’est dans cette partie que le Québec s’est engagé — et où il marque des points. Selon la revue britannique spécialisée Benchmark Minerals, le Québec est en passe de contrôler 28 % de la filière lithium nord-américaine d’ici 2030. « En 2026, nous serons les premiers à produire des cathodes sur le continent », claironne Pierre Fitzgibbon. 

Lorsque la province est entrée dans la partie en 2019, la filière était essentiellement asiatique. Les Québécois avaient quelques belles cartes à jouer (minéraux, hydroélectricité, stratégie cohérente). « Et nous avions une arme secrète, précise Guy Leblanc. Quand nos interlocuteurs voyaient Karim, ça nous donnait une crédibilité instantanée. »

Karim, c’est Karim Zaghib. Ce physicien électrochimiste réputé mondialement a travaillé 25 ans pour l’Institut de recherche d’Hydro-Québec, où il a contribué à plus de 550 brevets. Dont plusieurs pour la technologie à base de lithium-fer-phosphate (dite LFP), qui s’établit comme le standard pour les petits véhicules de ville. En 2020, il a quitté Hydro-Québec pour Investissement Québec, où il a conseillé le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie sur la manière de bâtir la filière.

Le Québec a gagné du crédit en livrant une bataille de coulisse pour avoir la mainmise sur le lithium. Il dispose de plusieurs gros gisements de bonne qualité en Abitibi et à la Baie-James, mais leur production était entièrement destinée à la Chine. En 2021, le gouvernement provincial a racheté North American Lithium, qui exploite la mine de La Corne en Abitibi (il détient désormais 40 % de l’entreprise, le reste appartient à des investisseurs australiens). La même année, l’État a pris le contrôle de Nemaska Lithium, dont la production était promise à la Chine. Ce n’est plus le cas. « Le lithium ne part plus en bateau pour être transformé ailleurs », dit Guy Leblanc.

La stratégie du Québec est différente de celle de l’Ontario, qui a réussi à attirer les fabricants européens Volkswagen et Stellantis. « Nous favorisons plutôt la filière complète, par phases, alors que l’Ontario mise d’abord sur les celluliers », explique Pierre Fitzgibbon, qui a dit non à Volkswagen, qui demandait trop d’argent (l’entreprise a reçu 16 milliards de dollars d’Ottawa et de Queen’s Park) et trop de mégawatts (de 800 à 900) trop vite. « Mais on continue de leur parler. Il va bien falloir qu’ils prennent leur matériel quelque part. »

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Si la filière batterie ouvre de nouvelles perspectives économiques pour le Québec, elle n’en donne pas moins le vertige aux élus de Bécancour. Le problème le plus immédiat : l’accroissement du camionnage durant la construction. « Ford, c’est 500 camions à benne par jour jusqu’en 2025. Mais nous serons 20 000 habitants en 2030 et il faut revoir les plans d’urbanisme, de voirie, de sécurité publique », résume la mairesse Lucie Allard, qui vient aussi de lancer un programme de subventions et de crédits d’impôts fonciers pour bonifier l’offre commerciale.

Le promoteur immobilier Jérémie Fournelle, PDG du Groupe Fournelle, est propriétaire de 15 hectares de terrains à exploiter. « Voir les grues, ça fait du bien », dit-il. À la demande de la Ville, cet entrepreneur bien établi dans la région a accéléré son programme de construction pour 3 500 logements de tous types, une école primaire, trois CPE, un petit centre commercial et un hôtel en bordure de l’autoroute 30.

En raison de la pénurie de main-d’œuvre, il expérimentait déjà une technique européenne de préfabrication afin de réaliser rapidement les constructions. « On peut monter un bungalow par jour. Pour nous, Bécancour est un test pour nos autres projets ailleurs au Québec. »

À la fin de 2022, en apprenant l’importance de ce qui se trame, la mairesse se rend compte que Bécancour aura besoin de milliers d’opérateurs, de spécialistes de l’approvisionnement, de techniciens de laboratoire et en instrumentation, en génie mécanique, en chimie. Or, la ville n’a ni école secondaire ni cégep et encore moins une antenne universitaire. Elle contacte Pierre Leblanc, directeur général du cégep de Drummondville. « Il faut pouvoir former 2 000 étudiants d’ici 2031, précise-t-il, dont 300 à partir de septembre 2024. »

L’hôtel de ville. Bécancour devra faire face à une augmentation d’au moins 50 % de sa population actuelle de 15 000 habitants d’ici 2030. (Photo : Christinne Muschi / Bloomberg / Getty Images)

Début janvier, il fait appel aux cinq centres de services scolaires de la Mauricie et du Centre-du-Québec, aux quatre cégeps et à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Désormais réunis en consortium, ils en sont à créer un centre de formation avec salles de classe et laboratoires capable de former des techniciens de niveaux secondaire et collégial, mais aussi de donner des formations universitaires. « Ce qui se passe est emballant », dit Pierre Leblanc, qui souligne la rareté de ce genre de collaboration entre les trois ordres d’enseignement. « Et ça va profiter à tout le Québec. »

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La filière batterie risque-t-elle de devenir une autre « balloune » ? Elle connaîtra ses hauts et ses bas, mais les changements climatiques et l’électrification des transports sont irrévocables, croit Karim Zaghib, selon qui les progrès techniques en électrochimie ne changeront rien aux besoins en minéraux et en batteries. « Les fabricants automobiles ont compris que faire une voiture électrique, c’est deux fois plus rapide et moitié moins cher que le concept traditionnel. Ils ne reviendront pas en arrière. »

Le ministre Fitzgibbon convient que les emplois créés « coûtent cher ». La moitié des 1,2 milliard de dollars investis par Ford (pour 345 emplois) sont financés par des prêts gouvernementaux (partagés à égalité entre Québec et Ottawa), dont la majeure partie sont en fait des subventions déguisées (des « prêts » que l’entreprise peut ne pas rembourser à certaines conditions). « On n’a pas d’autre choix. Nos concurrents sont très généreux. »

Le ministre soutient néanmoins que le jeu en vaut la chandelle parce que le Québec investit un champ nouveau et durable. « Les deux usines de Ford et de GM ne sont qu’une première phase ; elles ont acheté des terrains assez grands pour plusieurs autres phases. »

Difficile de ne pas se demander si les retombées de la filière seront à la hauteur des promesses. À Bécancour, par exemple, aucun entrepreneur ne profite de contrats avec les nouvelles entreprises, ni directement ni en sous-traitance, sauf pour la réfection des infrastructures du parc et du port, qui appartiennent au provincial. Pour les consortiums de GM et de Ford, ce sont des entreprises de Montréal qui ont remporté les contrats de construction et d’ingénierie. « À notre chambre de commerce, il y a beaucoup de discussions sur le fait que les contrats vont à d’autres », observe Jérémie Fournelle. 

Donald Olivier, le PDG de la Société du parc industriel et portuaire, en convient. Il travaille avec la Ville pour monter un système qui permettrait aux entrepreneurs locaux d’être informés des appels d’offres des multinationales. « Nemaska Lithium s’y prend différemment, raconte-t-il. En mars, elle a organisé une journée portes ouvertes pour la population et en juin, elle a tenu une autre rencontre réservée aux entrepreneurs locaux. »

Le Québec profite déjà d’un effet de vitrine certain. En 2024 et en 2026, Montréal accueillera deux grandes conférences internationales sur les batteries au lithium. Pierre Fitzgibbon, lui, est persuadé que l’écosystème créera ses propres occasions. « La filière batterie nous amène à réintégrer en position de force une industrie qui avait quitté le Québec en 2002 avec la fermeture de l’usine GM à Boisbriand, dit-il. Ford n’avait jamais mis les pieds ici de son histoire. Si le Québec devient maître de la cathode et de l’anode, on devient stratégiquement important. »

Pour Donald Olivier, sa ville natale vit un retournement majeur. « La filière électrique québécoise est née en face d’ici, sur le Saint-Maurice, avec la Shawinigan Power. Et aujourd’hui, Bécancour écrit un nouvel épisode de l’histoire de l’électricité au Québec. On est très fier de participer à ça. »

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