Le film BlackBerry, qui prend l’affiche le 12 mai, s’ouvre sur une célèbre déclaration de l’écrivain Arthur C. Clarke, auteur de 2001 : L’odyssée de l’espace. En 1964, à la BBC, il prédit que, dans 50 ans, les gens « ne se déplaceront plus, mais communiqueront ».
C’est un peu l’idée qu’avaient en tête les fondateurs de Research in Motion en créant le BlackBerry. Mike Lazaridis et Doug Fregin cherchaient à concevoir un téléphone qui deviendrait l’ordinateur de poche des hommes d’affaires.
Le film du Canadien Matt Johnson revient avec humour sur les débuts de l’entreprise. Lazaridis, timoré et solitaire, et Fregin, complètement immature, sont secoués par les méthodes péremptoires de leur nouvel associé, Jim Balsillie, homme d’affaires colérique et intraitable.
Celui-ci les fait sortir de leur tendance très canadian à s’excuser d’exister (d’innover, dans ce cas) afin de leur permettre de conquérir le monde. Le film prend des libertés avec l’histoire, mais il s’appuie sur un succès bien réel : à son sommet en 2008, Research in Motion accaparait 20 % du marché et valait 77 milliards de dollars.
Les trois actes racontent l’ascension improbable de l’entreprise de Waterloo, en Ontario, avant que celle-ci soit totalement dépassée par Apple et Google. Le caractère impitoyable de la concurrence de l’époque fait écho à la transformation complète du marché des appareils mobiles.
La grande force de ce divertissement est d’encapsuler une période charnière dans le développement fulgurant des téléphones dits intelligents, dont les répercussions sont encore notables aujourd’hui.
Pour les créateurs du BlackBerry, l’objectif était celui de Clarke, soit de communiquer, bureau en main. C’était une vision affairiste d’une technologie pensée pour une certaine élite, soit le milieu des affaires et les cols blancs. Ils n’ont pas vu venir sa démocratisation.
Car, chez Apple, Steve Jobs a plutôt cherché à offrir cette technologie à tous. Il a rapidement compris que c’est par le divertissement que son téléphone deviendrait un incontournable, malgré son prix très élevé. La musique, la photo et la vidéo, et le modèle infini du marché des applications…
La communication et le divertissement étant acquis, nous sommes entrés depuis une dizaine d’années dans une troisième phase beaucoup plus insidieuse. L’appareil, auparavant un bien de consommation, est devenu un moyen de consommation. Le commerce électronique a cédé le pas au commerce mobile.
Moins d’une décennie s’est écoulée depuis le lancement des applications Apple Pay et Google Wallet, mais l’habitude de payer en brandissant notre téléphone (ou notre montre intelligente) s’est déjà généralisée. La sécurité de ces innovations n’est même plus d’actualité. L’objectif de faire de l’appareil le bras technologique de notre portefeuille est en voie d’être atteint.
Cette dématérialisation de la consommation constitue aussi une mine d’or de données pour cerner nos habitudes, ce que nous avons acheté, quand, où et comment. Mais plus encore, c’est un écosystème qui se crée. Apple et Google sont notre portefeuille, notre télévision, notre voiture, notre maison, notre gym, et propulsent notre consommation en fonction de notre comportement.
C’est peut-être une des clés qui expliquent que la consommation n’ait pas fléchi malgré la forte inflation. Cet écosystème de communications, comme l’imaginait Steve Jobs, est devenu un écosystème économique. Et ça compte quand on sait que la consommation représente près des trois quarts de l’économie nord-américaine.
Apple a franchi un pas de plus en lançant, à la mi-avril, un compte d’épargne à intérêt élevé avec la banque Goldman Sachs. Un taux à 4,15 % par année… 10 fois celui des institutions financières. Pas mal moins volatil que d’investir dans les cryptos.
Après les écouteurs, la montre, le nuage informatique, la mise en forme et les séries télé, c’est maintenant notre quotidien financier qu’Apple veut gérer. Le compte d’épargne suit de trois ans la carte de crédit Apple, possédée par 6,7 millions de consommateurs. L’objectif là aussi : étendre davantage les ramifications de cet écosystème de consommation, pour fidéliser (et connaître les habitudes) des clients.
Et, surprise, les « bonidollars » accumulés sur la carte de crédit sont déposés directement dans le compte Apple. L’entreprise offre également son propre service « achetez maintenant, payez ensuite », à l’image du défunt Accord D.
Ce n’est pas sans risque : Google et Amazon se sont cassé les dents sur des projets de banques en ligne au cours des dernières années, notamment parce que les contraintes réglementaires sont nombreuses.
Pour Apple, toutefois, le but de ces produits financiers n’est pas tellement de faire de l’argent, mais de garder ses clients captifs. Si votre argent se trouve dans un compte Apple, il y a de fortes chances que vous continuiez à acheter les produits de l’entreprise.
Pour bien des penseurs, la consommation a des allures de culte, ayant remplacé la religion dans la soif d’appartenance et d’estime de soi, son iconographie étant désormais incarnée par les réseaux sociaux et leurs influenceurs. Apple a peut-être saisi les clés pour en devenir une des Églises les plus puissantes.
Ça non plus, les créateurs du BlackBerry ne l’avaient pas vu venir.