Chaque dimanche, le rédacteur en chef adjoint de L’actualité, Éric Grenier, vous invite à lire (ou à relire) dans son infolettre Rétroviseur un des reportages les plus marquants de la riche histoire du magazine. Vous pourrez ainsi replonger au cœur de certains enjeux du passé, avec le regard de maintenant.
L’entreprise est l’une des premières de son industrie naissante et grossit rapidement sous la direction d’un homme qui en tire presque toutes les ficelles. Il est aussi l’un des premiers à bien comprendre toutes les possibilités qu’offre ce nouveau secteur. À force d’achats de concurrents et de sociétés de domaines connexes, l’entreprise devient le mammouth dans l’entrepôt de cristal, et peut se permettre d’imposer ses vues et ses objectifs dans cet écosystème fragile.
Et ce n’est pas des coupes qu’elle casse, mais des prix. Ce dumping, malgré un potentiel de revenus amoindri, entame à peine les immenses ressources financières sur lesquelles elle est assise et brise les reins de la concurrence. Qu’elle achète au rabais.
Ses clients sont virtuellement conscrits dans sa guerre de domination. Ils n’ont guère le choix : soit ils adhèrent au contrat sans discussion, soit ils se privent de son produit et demeurent en marge de la modernité.
Autre truc : cette société est habile à contourner les lois commerciales que les autres acteurs de l’industrie mettent un point d’honneur à respecter en tant que bonnes entreprises citoyennes. Elle bénéficie aussi d’une certaine complaisance des gouvernements, trop heureux du développement dans leur contrée d’une industrie qu’on dit d’avenir. Ce qui lui donne l’air et l’espace pour prendre de l’expansion et devenir quelque chose comme le huitième passager — ou Léviathan, à vous de choisir la référence, cinématographique ou biblique.
Tel un hoquet de l’histoire, ce que la Standard Oil a provoqué comme bouleversement dans les États-Unis de la révolution industrielle des XIXe et XXe siècles, les GAFAM le font avec cette nouvelle révolution, celle du numérique au XXIe siècle.
Le récit ci-dessus colle aussi bien au joyau des Rockefeller qu’à ceux de Mark Zuckerberg ou de Larry Page et Sergueï Brin. À certains égards, 2023 ressemble un peu à 1911 : une année du ras-le-bol, où le far west comme type d’encadrement de cette nouvelle économie n’est plus tolérable. Il y a un siècle, cela avait abouti au démantèlement du géant pétrolier et à l’établissement des lois antimonopole. En 1911, la riche famille de l’Ohio aurait pu continuer à empiler les milliards au détriment de l’intérêt commun, n’eût été le travail remarquable de certains journalistes de l’époque, notamment Ida Tarbell. Ses enquêtes rendues publiques ont forcé le gouvernement fédéral à intervenir. Au moins, les Rockefeller n’avaient pas le pouvoir de faire disparaître des espaces publics ce genre de nouvelles…
La Loi sur les nouvelles en ligne, comme les vieilles mesures d’il y a un siècle, cherche à dompter les géants incontrôlés de son époque. Est-ce la bonne façon de faire ? Le débat est ouvert. Il demeure que ce bras de fer historique entre un gouvernement national et les géants du Web n’est pas une œuvre inopinée. C’est plutôt le résultat d’un travail plurinational commencé il y a plus de trois ans, comme nous le racontait Alec Castonguay en 2021. Dans « Chers géants du Web, la récréation est terminée », le journaliste fait une incursion dans l’organisation de la riposte d’un groupe de cinq pays, dont le Canada, à l’hyperpuissance des géants du Web. « Depuis une décennie […] ils engrangent des milliards de profits, ne paient pas leur juste part, ne favorisent pas suffisamment nos artistes et sont la courroie de transmission de propos inacceptables », lui confiait le ministre responsable de ce dossier à l’époque, Steven Guilbeault.
Tout cela nous a menés à la censure exercée par Meta. Facebook ne rend plus disponibles les articles des organisations journalistiques, dont L’actualité, mais fort heureusement, les lecteurs inscrits à nos infolettres, comme celle de votre Rétro de la semaine, peuvent continuer à connaître ce qui se passe dans notre vaste monde.
Bonne lecture,
Éric Grenier, rédacteur en chef adjoint
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