Shein : l’ascension (pas si) brillante de la nouvelle vedette de la mode éphémère

Ghassan Paul Yacoub est professeur d’innovation, stratégie et entrepreneuriat, et Loïc Plé est professeur et directeur de la pédagogie, tous deux à l’école de gestion IÉSEG, à Paris.

Vous avez sans doute, au moins par vos enfants, entendu parler récemment de l’entreprise chinoise Shein (prononcez « chi-ine », car il s’agit d’une contraction de « she inside »), nouvelle grande vedette de la vente en ligne d’articles de mode à bas prix.

Créée en 2012 par Chris Xu (Xu Yangtian en chinois), un Chinois né dans le Shandong (côte Est) et diplômé de l’Université de Washington, l’enseigne s’est en effet spécialisée dans la mode à bas prix en ciblant la génération Z (c’est-à-dire les personnes nées entre 1997 et 2012). En 2022, 10 ans après sa création, l’entreprise employait 10 000 personnes dans le monde et vendait ses produits dans plus de 150 pays, avec des bureaux en Chine, à Singapour et aux États-Unis.

Shein, qui fait l’objet de nos récents travaux de recherche, domine le secteur des enseignes de mode éphémère (fast fashion), avec notamment plus de 40 % du marché américain au début de 2023, contre 11 % en février 2020. Elle dépasse désormais ses concurrentes Zara et H&M réunies. En mai 2021, son application avait d’ailleurs pris la place d’Amazon en tant que première application de magasinage en nombre de téléchargements sur les portails Apple et Android.

Son modèle lui a entre autres permis de bénéficier de la pandémie de COVID-19, qui a accéléré l’adoption des technologies numériques et a bouleversé l’industrie de la mode. Au printemps 2020, lorsque les points de vente ont été contraints de fermer, les clients se sont en effet tournés vers les achats en ligne.

En conséquence, le chiffre d’affaires du groupe a bondi de 10 milliards de dollars en 2020 (une hausse déjà fulgurante de 250 % par rapport à 2019) à 19,1 milliards de dollars en 2021, ce qui représente une huitième augmentation de suite en glissement annuel proche des 100 %. Cette performance est d’autant plus étonnante que, dans le même temps, ses concurrents en ligne les plus directs, Asos et boohoo, ont respectivement vendu pour 4,4 milliards et 2,5 milliards de dollars en 2020 tout en bénéficiant eux aussi des fermetures de magasins dans le monde entier.

Non cotée en Bourse, Shein aurait levé entre 1 et 2 milliards de dollars de fonds privés en avril 2022, ce qui a valorisé l’entreprise à pas moins de 100 milliards de dollars, soit, une nouvelle fois, plus que H&M et Zara combinées.

Plus de 250 millions d’abonnés

Shein a construit son succès grâce à plusieurs éléments stratégiques. Tout d’abord, le détaillant chinois a réussi à mettre en place une chaîne d’approvisionnement impressionnante. L’entreprise dispose aujourd’hui d’un réseau de 6 000 fournisseurs, situés dans un rayon maximum d’une à deux heures de route du principal entrepôt, établi à quelques dizaines de kilomètres de Hong Kong, à Foshan. Des commandes y sont expédiées dans le monde entier 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Cette force de frappe logistique a permis au détaillant de construire un modèle de « mode en temps réel ». Certes, le système de production à la commande est assez fréquent dans de nombreux secteurs, en particulier dans celui de la mode éphémère. Ce qui est moins courant, en revanche, c’est de commander de très petits lots de produits. Par exemple, dans son centre de production en Espagne, le volume de production minimum de Zara serait de 500 pièces.

Shein, de son côté, passe des commandes de 100 pièces ou moins, ce qui lui confère une plus grande souplesse. Le distributeur chinois s’appuie notamment pour cela sur des outils d’intelligence artificielle (IA) qui recueillent et analysent en permanence des données relatives aux comportements de ses propres clients sur son site Web, aux résultats de recherches en ligne ou encore aux messages sur les réseaux sociaux.

L’entreprise peut ainsi déterminer en temps réel les combinaisons de couleurs, les motifs ou les tendances de prix les plus populaires. Toutes ces informations sont communiquées à ses concepteurs et prototypistes, qui créent de nouveaux produits sur la base de ces tendances. Ces produits peuvent ensuite être commandés en petites quantités. S’ils ont du succès, Shein augmente les quantités. Dans le cas contraire, on en arrête la production.

Cette organisation conduit ainsi à parler d’ultra-fast fashion, pour marquer la différence avec les entreprises traditionnelles de la fast fashion.

Le succès de Shein ne s’explique pas uniquement par l’organisation et les performances de sa chaîne d’approvisionnement. L’entreprise est également une championne du marketing qui a très tôt démontré sa compréhension du pouvoir des réseaux sociaux, où elle a construit la présence de sa marque et son succès. Selon la BBC, Shein franchissait ainsi la barre des 250 millions d’abonnés sur l’ensemble de ses médias sociaux fin 2021.

« Tu ne peux pas arriver au bout de Shein »

Le géant chinois excelle notamment dans le mélange des médias et du divertissement, offrant une expérience ludique aux clients. Le tout est enrichi par du contenu généré par les utilisateurs et par des commentaires, ce qui est très puissant pour attirer et retenir un public sur les réseaux sociaux. Dans ce que l’on nomme des haul videos (« vidéos de traction »), par exemple, des clients déballent et testent les produits, et demandent de l’aide pour choisir ceux qu’ils garderont, tout en mettant l’accent sur le prix peu élevé de leurs articles. Il s’agit généralement d’adolescentes ou de jeunes d’une vingtaine d’années, qui constituent le principal groupe cible de Shein.

Ces contenus sont beaucoup plus puissants que les recommandations positives des magazines de mode ou des sites Web, car les consommateurs ont de plus en plus tendance à se tourner les uns vers les autres pour savoir quoi porter. Rien que sur TikTok, le mot-clic #sheinhaul compte pas moins de 7,3 milliards de vues, un chiffre gigantesque qu’augmenteraient largement les autres mots-clics tels que #sheinkids, #sheincats, et #sheincosplay. Ces photos et vidéos « engagent » les spectateurs, leur donnant finalement envie de découvrir et d’acheter plus de produits sur le site du distributeur chinois.

Le site Web de Shein reprend d’ailleurs la recette du succès de TikTok en proposant également un défilement sans fin pour afficher ses nouveaux modèles. Cela a même fait dire qu’« on ne peut pas arriver au bout de Shein, tout comme on ne peut pas arriver au bout de TikTok ».

Pas de jour de repos pour les ouvriers

La croissance de Shein reste toutefois peu reluisante pour plusieurs raisons. Tout d’abord, son modèle entraîne des conséquences dommageables pour celles et ceux qui produisent les vêtements. Payés à la pièce, les ouvriers de l’industrie textile travaillent généralement de longues heures. Beaucoup sont des migrants venus d’autres provinces chinoises pour trouver un emploi ou obtenir un meilleur salaire.

La plupart d’entre eux travaillent jusqu’à 74 heures par semaine, sans aucun jour de repos, et dans un cadre qui ne respecte pas les exigences de sécurité de base. Ces chiffres dépassent de loin les 44 heures maximum autorisées par la loi chinoise (même en incluant les 36 heures mensuelles supplémentaires pour lesquelles les employés peuvent opter), qui accorde également au moins un jour de congé par semaine.

Interrogée sur ce point, Shein répond la plupart du temps par des généralités. L’entreprise affirme par exemple que « les partenaires fournisseurs doivent aménager les horaires de travail de manière raisonnable et se conformer aux lois et réglementations locales », ou encore « doivent fournir un environnement de travail sûr, hygiénique et sain, et prendre les mesures nécessaires pour prévenir les accidents et les blessures des employés résultant de leur travail ».

En outre, en tant que mastodonte de la mode éphémère, Shein contribue indéniablement à la dégradation de l’environnement. Tout d’abord, en raison de la production des vêtements elle-même, l’enseigne est évidemment concernée par les mêmes problèmes que l’ensemble de l’industrie. Pire encore, en vendant des vêtements à des prix parmi les plus bas du secteur, Shein encourage ses clients à les considérer comme jetables.

Notons également que l’utilisation de polyester par Shein reste l’une des plus élevées de l’industrie, avec 95,2 % de ses vêtements contenant des composants plastiques, contre 89,3 % pour PrettyLittleThing, 83,5 % pour boohoo, ou même 64,7 % pour Asos. Cela laisse très peu de possibilités de recyclage des matériaux. Le chiffre n’inclut même pas la production de ses emballages plastiques.

D’autre part, le nombre incroyable de nouveaux designs ajoutés quotidiennement sur son site Web augmente la pollution causée par sa production et le renouvellement continuel de la gamme proposée aux clients. Enfin, parce que l’entreprise expédie ses produits dans plus de 150 pays, Shein contribue aux émissions de gaz à effet de serre en raison de ses volumes élevés de livraisons et de retours. La plupart de ces derniers finissent d’ailleurs dans des décharges, parce que cela reste moins coûteux que de les remettre en circulation).

#Sheinstolemydesign

Au fil des ans, Shein a également été accusée à maintes reprises de copier les créations d’autrui, qu’il s’agisse de créateurs indépendants ou de grandes sociétés. Des entreprises de renom, telles que Levi’s et Dr Martens, ont ainsi poursuivi le site Web chinois pour violation de marque. Des procédures intentées par d’autres créateurs comme Krista Perry et Larissa Martinez sont aujourd’hui en cours pour les mêmes raisons. Bien que courantes et difficiles à prouver dans l’industrie de la mode, ces copies prennent une nouvelle dimension lorsqu’une entreprise géante aussi réactive peut les produire en très petites quantités et dans un laps de temps très court.

Si les grandes multinationales peuvent poursuivre leurs activités, car elles disposent de ressources financières suffisantes pour s’attaquer à de tels cas de copie, les choses sont différentes pour les petits créateurs indépendants qui accusent Shein de s’approprier leur travail de manière illégitime. Les exemples de ce type abondent sur les réseaux sociaux, où les créateurs placent côte à côte des photos de leurs propres produits et des copies de Shein. Sur TikTok, le mot-clic #sheinstolemydesign comptait ainsi plus de 17 millions de vues en juillet 2023. Utiliser les réseaux sociaux pour affronter publiquement l’entreprise semble en effet le meilleur moyen d’obtenir des réponses et des excuses de sa part, même si cela ne signifie pas nécessairement une compensation financière et n’empêche pas Shein de recommencer.

Le succès de Shein peut-il être durable ?

La croissance ultrarapide de Shein pourrait donc avoir semé les graines de problèmes futurs, dont certaines germent déjà. L’entreprise s’efforce de montrer qu’elle en est consciente et qu’elle a commencé à les traiter, voire à les anticiper.

Certes, début 2022, une enquête menée auprès de 7 000 adolescents américains a révélé que Shein était leur deuxième application de commerce électronique préférée — après Amazon. Cependant, de plus en plus de personnes recherchent des entreprises plus durables, authentiques et transparentes pour leurs achats, et se tournent vers des jeunes pousses de mode durable telles que Dropel ou Vividye. Comme le disait en 2022 la blogueuse de mode Inês Fressynet : « Shein avait réussi à me donner l’illusion d’avoir trouvé le Graal du shopping en ligne. »

Il est important de souligner la dualité à laquelle fait face la génération Z avec Shein : une obsession pour le modèle de la mode éphémère d’un côté et l’aspiration à une consommation plus responsable de l’autre. D’ailleurs, de nouveaux concurrents encore moins chers que Shein ont déjà fait leur apparition, comme allyLikes (une filiale d’Alibaba, géant chinois du commerce électronique qui cible les marchés européens) ou Pinduoduo. La génération Z, principal moteur de la croissance de Shein, restera-t-elle séduite par les prix ou changera-t-elle d’avis ? De la réponse à cette question dépend l’avenir du groupe, mais aussi sans doute celui de toutes les entreprises qui misent sur une stratégie de bas prix au détriment des effets sociaux et environnementaux.

The Conversation

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