Crise du logement : mettre fin à la logique financière

Aujourd’hui président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal, Karel Mayrand est un observateur privilégié des enjeux environnementaux depuis 25 ans.

«Ma maison a fait plus d’argent que moi depuis 10 ans. » Cette phrase a été prononcée avec une certaine gêne lors d’une discussion réunissant des dirigeants de fondations canadiennes, à laquelle je participais récemment. Nous échangions sur la crise du logement qui sévit en ce moment d’un bout à l’autre du pays. Autour de la table, une douzaine de personnes, dont les revenus sont dans les six chiffres, acquiesçaient. Pour certaines, la hausse de la valeur de leur résidence avait surpassé leur revenu accumulé au cours de la dernière décennie.

Cette anecdote illustre les enjeux de l’actuelle crise du logement. L’immobilier est devenu un gigantesque système qui accumule la richesse vers le haut. On trouve au sommet les investisseurs et les spéculateurs. Au-dessous, les propriétaires plus fortunés ou ceux qui sont entrés sur le marché au tournant des années 2000 et qui ont vu la valeur de leur propriété être multipliée plusieurs fois. Si on descend encore d’un étage, il y a les acheteurs récents qui ont dû s’endetter à la limite de leurs capacités. Et tout en bas, des locataires qui sont forcés de consacrer jusqu’à 50 % de leur revenu au loyer et qui se retrouvent en nombre record dans les banques alimentaires.

Ce n’est pas exactement comme une pyramide de Ponzi, le stratagème utilisé dans la vente pyramidale, mais ça y fait drôlement penser pour au moins un aspect : l’étage du bas est en train de payer le prix de l’enrichissement de l’étage du haut. Dans le contexte d’une augmentation des taux d’intérêt pour les propriétaires qui doivent renégocier leur hypothèque, ce sera au tour des ménages surendettés — dont une bonne partie ont moins de 40 ans — de passer à la caisse et, pour certains, de glisser au bas de la pyramide. Avec un taux d’endettement des ménages qui dépasse 180 % du revenu annuel, beaucoup risquent de perdre leur propriété et de se retrouver sur un marché locatif en surchauffe. On se rapproche d’une cassure entre les générations et d’une rupture du contrat social.

Si l’immobilier est si lucratif, comment se fait-il que le marché ne produise pas plus de logements ? Plusieurs raisons peuvent être invoquées, mais il y en a une qui est souvent occultée. Dans une dynamique de financiarisation, les investisseurs répondent d’abord à une logique de profitabilité qui pousse à ne réaliser que les projets qui génèrent 8 % ou même 10 % de rendement. Le rendement exigé sur le capital devient l’objectif principal, et il prime les besoins de la population. C’est en bonne partie pourquoi l’offre de logements n’a pas suivi la demande.

Bâtir moins et se limiter aux constructions les plus lucratives est une stratégie payante pour les fonds immobiliers. La raréfaction des logements est bénéfique sur le plan financier puisqu’elle accroît la valeur des actifs, donc le prix que les acheteurs sont prêts à payer. Comme l’affirmait récemment Christian Savard, directeur général de Vivre en Ville, dans une lettre ouverte au Devoir : « Force est de constater que la hausse des prix n’a d’ailleurs pas mené à plus de construction, et qu’il faudra un jour admettre que l’habitation ne peut être un bon investissement que lorsqu’il n’y en a pas assez pour tout le monde. »

La financiarisation de l’immobilier explique aussi le fait qu’on se retrouve avec des condos inhabités au cœur des grandes villes, qui ne sont rien d’autre que des véhicules d’investissement. À Toronto, le nombre de ces « condos fantômes » se situerait entre 40 000 et 65 000, selon différentes estimations. Statistique Canada rapporte que la majorité des condos construits au centre-ville de cette métropole de 2016 à 2020, soit trois condos sur cinq, ont été achetés par des investisseurs immobiliers. Plus du tiers de l’ensemble du parc de condos torontois appartiendrait maintenant à des investisseurs. Cela ne signifie pas que ces condos sont tous inhabités, mais plutôt que leurs propriétaires les louent avec l’intention d’en tirer un profit.

Il faut ajouter à cela les 7 000 logements retirés du marché à Montréal par des investisseurs qui les mettent sur de lucratives plateformes de location à court terme. Et n’oublions pas les entrepreneurs et les spéculateurs, dont certains utilisent des stratagèmes pour procéder à des « rénovictions » et ainsi multiplier les revenus de leurs propriétés. Ils expulsent notamment des personnes âgées, des familles immigrantes et des ménages monoparentaux pour spéculer sur le logement.

Le résultat est clair : ces individus s’enrichissent sur le dos des gens du bas de la pyramide en leur niant le droit le plus élémentaire d’avoir un toit décent à un prix juste. Nous nous dirigeons rapidement vers une société divisée entre locataires en situation de grande précarité et riches propriétaires rentiers, une société qui rappelle certains romans du XIXe siècle. Les banques et les fonds d’investissement continuent de réaliser des bénéfices importants dans un système qui crée de l’exclusion à grande échelle. La crise actuelle n’est pas financière, elle est humaine.

La solution à la crise du logement devra passer par une redéfinition des règles du jeu pour sortir d’une logique spéculative. Dans un rapport publié à la fin de 2022, l’organisme Vivre en Ville, une référence en la matière, propose une série de mesures destinées à freiner la spéculation immobilière, dont l’instauration d’un registre public et universel des loyers, un contrôle sévère de la conversion de logements en locations à court terme de type Airbnb, et une plus grande imposition des gains en capital réalisés dans les transactions immobilières.

Le rapport préconise également une présence beaucoup plus importante de l’État, des municipalités et du secteur sans but lucratif et coopératif dans le logement, pour accroître le nombre et la proportion de logements sociaux et abordables qui échapperaient à la logique spéculative, ce qui aurait ainsi un effet stabilisateur sur l’ensemble du marché. Notons à cet égard que le Plan québécois des infrastructures 2023-2033 prévoit consacrer 11 fois plus d’argent au réseau routier qu’au logement. C’est plus de 3 milliards de dollars par année que nous engloutissons dans nos routes, contre 290 millions pour le logement. Ces chiffres en disent long sur le peu d’importance accordé au logement dans les investissements publics.

La question fondamentale à laquelle nous faisons face est la suivante : le logement est-il un droit, un service essentiel (comme la santé, l’éducation ou même les routes), ou est-ce plutôt un véhicule financier ? La réponse se situe probablement dans une recherche d’équilibre. Tant mieux si l’augmentation de la valeur de la maison qu’on habite permet de bâtir un patrimoine. Mais la recherche de rendement sur les investissements immobiliers des uns ne doit pas nuire au droit de se loger des autres. Malheureusement, cet équilibre est rompu et un coup de barre est nécessaire pour casser ce système avant qu’il fasse plus de victimes.

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