Les habitants de l’avenue Carmen-Bienvenu, à Belœil, ont eu droit à un ballet d’un genre plutôt inusité dans la semaine du lundi 13 novembre : l’érection d’un immeuble de 24 logements en quatre jours et demi. Chaque heure, un fardier apportait aux sept ouvriers une très grosse boîte — un module cuisine-salon, chambre-salle de bain ou corridor-boudoir. Une fois déballé de sa pellicule moulante, chaque module était hissé par une grue et déposé selon un ordre précis.
« Le vendredi midi, ils ont allumé le chauffage et fermé la porte », raconte Éric Bonneville, coprésident d’Industries Bonneville à Belœil, qui travaille dans le préfabriqué depuis 1961. « La construction modulaire, c’est la solution à la crise du logement. »
Le petit-fils du fondateur Paul-Émile Bonneville n’est pas le seul de cet avis. Dans les villes et les ministères, sur les chantiers et dans les bureaux des architectes, un virage majeur se dessine : moderniser la construction afin de contrecarrer la double pénurie de logements et de main-d’œuvre en construction.
« On y croit, on essaie tout ce qui nous paraît porteur », dit Claude Foster, PDG de la Société d’habitation du Québec (SHQ). Cette agence, qui met en œuvre des programmes et des services à la population en matière d’habitation, a élargi son intervention et créé un programme d’appui au développement de l’industrie afin d’en accroître la productivité. En novembre, la SHQ a organisé un colloque qui réunissait plus de 600 industriels, chercheurs, promoteurs immobiliers et fonctionnaires pour les familiariser avec les dernières innovations. « Il faut construire plus et plus vite. »
Combien plus ? Beaucoup, beaucoup, beaucoup.
Le constat de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) est sans appel : d’ici 2030, le Québec aura besoin de 1,2 million de nouveaux logements de tous types — soit 170 000 par an. Or, au rythme actuel — 38 900 nouvelles portes en 2023, soit 19 000 de moins que l’année précédente —, l’industrie québécoise de la construction aura en 2030 un déficit de 860 000 logements !
Ce sombre constat masque néanmoins une bonne nouvelle. « Les Québécois logent de plus en plus dans des condos, des jumelés, des multilogements en tout genre, qui se prêtent mieux à une construction industrialisée », dit Kevin Hughes, économiste en chef adjoint à la SCHL. « Il y a 25 ans, la maison individuelle représentait 60 % du bâti neuf. Maintenant, c’est moins de 30 %. »
Les promoteurs et les gouvernements oublient souvent ceux qui se spécialisent dans la construction modulaire, négligeant même de les inviter à participer aux appels d’offres, estime Daniel Laprise, président fondateur de Maisons Laprise, dont le siège se trouve à Montmagny. « Mais on devient leur bouée de sauvetage », note-t-il. Celui qui s’était illustré en 2010 après le tremblement de terre d’Haïti en y livrant, en huit mois, 7 500 maisonnettes en kit juge qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. « Au Québec, le modulaire préfabriqué représente environ 15 % du bâti, alors qu’en Scandinavie, c’est 80 %. Ils font même de la brique sur panneau en usine. J’ai vu ça il y a 30 ans, mais nous, nous commençons tout juste à l’expérimenter. »
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«Préfabriqué », « préassemblé », « modulaire », « construction hors site » — quel que soit le terme, l’idée n’est pas nouvelle. En 1927, l’architecte suisse Le Corbusier parlait déjà de construire des maisons comme des Citroën. Et il n’était pas seul. Le père de la Biosphère de Montréal, l’architecte américain Buckminster Fuller, avait même conçu une habitation préfabriquée, la Dymaxion, qui ressemblait au croisement entre une soucoupe volante et une roulotte à patates frites. Dans le Québec du premier quart du XXe siècle, une bonne part des maisons de style anglais étaient livrées en pièces détachées par wagons. Et en 1926, dans le quartier Arvida, à Saguenay, les techniques les plus modernes permettaient de bâtir deux maisons par jour.
Or voilà, en dépit des promesses d’industrialisation, le secteur de la construction est demeuré notoirement improductif. Selon une étude menée par l’Institut global McKinsey en 2017, et corroborée par de nombreuses autres, le secteur manufacturier a doublé sa productivité depuis 1995, alors que les gains du secteur mondial de la construction traînent la patte à 21 %.
La chose s’explique aisément, selon Kevin Hughes, de la SCHL. « En un siècle, presque tous les secteurs industriels se sont consolidés, ce qui a assuré d’importants gains de productivité, un meilleur accès aux capitaux et l’embauche de personnel spécialisé. Mais en Amérique du Nord, la construction est demeurée très fragmentée. » Les données 2022 de Statistique Canada le démontrent : la construction au Québec, c’est 65 000 entreprises pour 270 000 travailleurs. Soit quatre personnes par entreprise en moyenne. À peu de choses près, le portrait est le même partout ailleurs sur le continent. « Le secteur est dominé par des petits entrepreneurs généraux pour qui une maison par an représente “une grosse année”. »
Selon l’architecte Carlo Carbone, professeur à l’École de design de l’UQAM et spécialiste des systèmes de construction industrialisés, le retard généralisé se justifie par… le bois. « En Amérique du Nord, on a privilégié très tôt la construction à ossature en bois, très légère, très abordable et foncièrement démocratique, idéale pour une main-d’œuvre peu qualifiée. » Or, souligne-t-il, ce côté artisanal, longtemps une bénédiction, plombe désormais l’industrie, à l’heure où la demande n’a jamais été si forte et où le recrutement de la main-d’œuvre périclite.
Charpentier-menuisier de métier, Daniel Laprise s’est rapidement insurgé contre le côté archaïque et désorganisé de son métier. « Ça m’a frappé un jour que je devais travailler sur une moulure de bois au bout d’une échelle par –30 ºC. Monte, descends, monte, descends. Je me suis dit : “Ça n’a aucune espèce d’allure.” En janvier 1989, j’ouvrais mon premier atelier. »
Globalement, les systèmes industrialisés se divisent en deux catégories : les « structures de bois » (murs, poutrelles, fermes de toit) et les « modules préfabriqués », des pièces complètes ou un groupe de pièces. On trouve même quelques hybrides, comme Maisons Laprise, qui offrent des maisons en kit — des modules complets mais démontés — ou des maisons pliables.
« La grande différence entre ces deux modes de construction industrialisés réside dans la proportion du travail réalisé hors chantier », dit Daniel Laprise, également président de l’Association des manufacturiers de bâtiments modulaires du Québec, qui regroupe une quinzaine de fabricants. Les structures de bois représentent environ 15 % de l’ensemble d’un chantier, précise-t-il. Mais avec les modules complets, c’est 75 % du travail qui est fait à l’intérieur, à l’abri des éléments.
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«On sort les structures comme de la saucisse », dit Richard Létourneau, président de La Charpenterie, à Saguenay. Chaque jour, ses 110 employés produisent des murs pour 5 maisons et des fermes de toit pour 8 à 10 maisons, selon une banque de 250 modèles. Celui qui est aussi président de l’association Manufacturiers de structures de bois du Québec, qui réunit 46 usines de la province, explique que la construction s’industrialise petit à petit, à mesure que des usines ouvrent et s’agrandissent, et qu’elles élaborent de nouveaux produits. « De nos jours, 98 % des fermes de toit sont faites en usine. Pour les murs, c’est 80 % à 85 %, et plus de 90 % pour les multilogements. »
L’assemblage en usine, notamment le modulaire préfabriqué, permet de court-circuiter des étapes. Dans le cas du multilogement de l’avenue Carmen-Bienvenu, il fallait compter six semaines pour couler les fondations. En parallèle, l’usine de Bonneville, de l’autre côté de l’autoroute 20, a pris ce temps pour bâtir les 36 modules requis, qu’elle accumulait dans sa cour jusqu’au jour J. Et une fois le tout érigé, l’entrepreneur général chargé de la finition a pu commencer à travailler sur tous les étages à la fois au lieu d’avancer au fil de l’achèvement des étages, comme c’est le cas dans la construction traditionnelle.
Chez Bonneville, d’une vaste mezzanine aménagée dans l’usine attenante au siège social, on peut observer la chorégraphie industrielle qui permet de sortir un module toutes les 2 heures 45 minutes en moyenne. Aux six premières stations, un robot scie les planches que les ouvriers assemblent ensuite en murs, en planchers et en fermes qui forment bientôt une boîte : le module. Les 10 stations d’après suivent une séquence bien établie pour réaliser toutes les tâches possibles : électricité, plomberie, mécanique, gypse, isolation, fenêtres, revêtement extérieur, calfeutrage, placards, comptoirs, caissons de cuisine et de salle de bain, meuble-lavabo, céramique… et emballage final à la 16e station.
« Tout est mesuré et minuté », dit Éric Bonneville, qui mentionne que les absences liées à la pandémie ont forcé une réorganisation des équipes, ce qui a permis des gains de productivité de 30 %. « Chaque employé fait sa tâche dans des conditions optimales : au sec, à température contrôlée, avec les outils et le matériel où ils doivent être. Personne ne perd son temps. Et il ne neigera pas sur la mousse isolante. »
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À l’instar de Bonneville, les autres entreprises sont en quête constante d’innovation. Maisons Laprise est la plus avancée sur le plan de la robotisation, avec une machine qui fabrique les pans de mur automatiquement — elle ajuste, cloue et coupe sans supervision. D’autres machines scient les ouvertures, clouent, font pivoter les structures. Aux Industries Bonneville, on s’est équipé d’une scie robotisée qui planifie seule ses coupes pour six modules d’avance, de façon à maximiser le bois et à réduire les rejets le plus possible. « Les retailles sont envoyées sur la machine qui fabrique les poutrelles », explique Éric Bonneville.
À Saint-Apollinaire, près de Québec, Pro-Fab examine comment proposer des modules préfabriqués qui seraient livrés plâtrés et peints, ce que personne n’a encore osé au Québec. « Notre usine ontarienne le fait déjà », dit le PDG Martin Roy, qui a racheté Pro-Fab à un fonds d’investissement américain en 2021, avec un groupe d’actionnaires. « Ça exigerait une installation beaucoup plus grande, en 22 stations au lieu de 16, mais ça nous permettrait de livrer un produit encore plus fini. »
La « grosse construction », comme on l’appelle dans le jargon, n’est pas en reste, car le marché de l’habitation a également besoin de gros immeubles en tout genre pour loger la population, mais aussi pour l’instruire, la soigner, la nourrir, la distraire. La préfabrication de structures comme les poutres ou les murs-rideaux (fixés à l’emplacement du bâtiment, directement sur la structure) sont monnaie courante depuis une génération. Toutefois, les constructeurs de modules complets acier-béton sont encore rares de ce côté-ci de l’Atlantique.
C’est ce qu’a constaté Germain Hôtels, qui souhaitait utiliser la préfabrication pour ses hôtels Alt. Pour les deux derniers établissements de cette marque, à Saint-Jean de Terre-Neuve et à Calgary, la famille Germain s’est résolue à faire venir ses modules d’Europe par navire. « Par contre, nous avons trouvé au Québec une entreprise, TBC Constructions, qui savait faire des modules techniques regroupant la mécanique [plomberie, chauffage, ventilation] et l’électricité, raconte Hugo Germain, vice-président aux opérations. C’était tout monté d’avance et ça s’est glissé en place comme une cassette. De toute beauté. »
Ce à quoi Mathieu St-Gelais, président de TBC Fabrication, nouvelle filiale de TBC Constructions, ajoute : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. » Pendant la pandémie, TBC Constructions faisait partie d’un consortium qui a pu concevoir et monter une clinique de 36 modules à Montréal en neuf mois, et une usine de vaccins à Laval en huit — en optant pour la construction traditionnelle, il aurait fallu compter au moins le double. « Grâce à l’expérience acquise, nous avons décidé d’investir dans une usine de 4 000 m2 équipée de robots soudeurs et autres automates. C’est un peu une aventure, mais on y croit, et ça intéresse de plus en plus de promoteurs. »
Chez Pomerleau, le plus important entrepreneur en construction au Québec, qui faisait partie du consortium, le vice-président principal, François Tremblay, prévoit que les premiers modules réalisables dans la construction en dur pour les multilogements toucheront la salle de bain, ou les modules combinés salle de bain-cuisine. « Une salle de bain requiert une séquence presque invraisemblable de travaux dans un espace minuscule : charpente, plomberie, électricité, gypse, joints, céramique, ébénisterie, peinture. Et chaque ouvrier de chacun des métiers doit repasser plusieurs fois. La préfabrication présente une solution évidente. »
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Chez les promoteurs immobiliers, qui exploitent les terrains et conçoivent les projets, on observe une réelle volonté d’accélérer le travail. « J’avais toujours trouvé la construction inefficace et gaspilleuse, et je ne comprenais pas pourquoi je devrais construire des maisons comme mon grand-père », raconte Jérémie Fournelle, PDG du Groupe Fournelle, entreprise de Bécancour qui fait de la promotion immobilière, mais aussi de la construction depuis plus de 50 ans, et qui a décidé en 2019 de procéder autrement.
Après quelques années d’expérimentation dans des installations de 400 m2, le Groupe Fournelle s’apprête à ouvrir une usine cinq fois plus grande, où deux chaînes de montage parallèles fabriqueront les cloisons et les planchers des maisons, qui seront ensuite transportés par camion et assemblés sur place. La petite entreprise de 17 employés a déjà doublé sa production à 100 unités d’habitation par an, et compte passer à 300 dans un avenir rapproché. « On sait comment assembler un quatre-logements en deux jours, mais on veut maintenant que tout soit à l’abri de l’eau en 48 heures. La prochaine étape consistera à installer les fenêtres et le gypse en usine. Après, ce sera le revêtement et le calfeutrage. »
D’autres stratégies sont mises en œuvre pour assurer davantage de collaboration entre promoteurs et entrepreneurs généraux et industriels. L’un des objectifs du chantier sur l’avenue Carmen-Bienvenu, explique Éric Bonneville, est de familiariser les entrepreneurs généraux avec la construction modulaire. « Nous avons effectué 80 % du boulot en usine. Le but est de leur montrer ce qui reste à faire pour leur permettre de préparer des soumissions réalistes. »
Deux semaines après l’érection des 36 modules, le chantier est loin d’être terminé. Certes, les comptoirs, les meubles-lavabos, les caissons de cuisine, les portes de garde-robe, les carreaux, les luminaires, les thermostats sont en place, mais il manque toute la finition — revêtements de plancher, plâtre, peinture, balcons et brique, plus tous les branchements d’électricité, de plomberie et de ventilation.
Depuis les années 1980, les constructeurs de modules préfabriqués ont beaucoup travaillé pour faire mentir leur réputation de « bas de gamme ». Celle-ci remonte à l’après-guerre, à l’époque où cette industrie naissante s’était orientée vers les maisons mobiles, qui tenaient plus de la roulotte de chantier que de la maison. Et il y a 30 ans, la plupart se bornaient toujours à trois ou quatre modèles de maisons individuelles. « Cette réputation hante encore l’industrie, même si elle répond désormais à de très hautes normes, supérieures à celles du Code du bâtiment, et qu’elle propose une grande variété de modèles », dit Carlo Carbone, de l’École de design de l’UQAM.
La Société d’habitation du Québec, en partenariat avec l’Université Laval et plusieurs fabricants, mène depuis quelques années une initiative appelée GoKit. Ce nouveau concept très rigide — construction modulaire en bois et structure métallique — permettra d’empiler les modules sur plus de six étages, ce que le Code du bâtiment n’autorise pas pour les structures uniquement en bois. Les boîtes seront raccordées par un système de jointage en instance de brevet d’une précision de trois millimètres. Le prototype, testé au printemps 2023, a permis d’établir sa solidité à toute épreuve. « Pendant l’essai, une erreur de manutention a provoqué la chute d’un des modules, raconte Claude Foster, de la SHQ. À la surprise de tout le monde, il n’y avait aucun bris ni aucune déformation. Les structures se sont emboîtées l’une dans l’autre comme prévu. »
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La construction industrialisée a d’autres avantages à faire valoir. Parce que la production est rationalisée, elle engendre beaucoup moins de rebuts, soit à peine 10 % des déchets de la construction sur place. C’est donc 10 fois moins de conteneurs, d’ordures, de manutention, de va-et-vient. Les usines économisent également en achetant leurs matériaux directement des fabricants par camions entiers et en gérant leurs propres stocks, alors que les petits entrepreneurs généraux doivent se les procurer chez les détaillants.
Par ailleurs, les usines n’éprouvent pas les mêmes pénuries de main-d’œuvre que les chantiers, qui doivent se plier aux aléas de la nature et aux règles beaucoup plus contraignantes de la Commission de la construction du Québec (CCQ). En usine, les fameuses « cartes de compétence » des 26 métiers de la construction ne sont pas requises, ce qui revient moins cher, même quand les ouvriers de l’usine sont syndiqués — ce qui est souvent le cas. Quand les modules ou les structures arrivent au chantier, le travail qui reste à faire est soumis aux diverses règles des décrets de la construction, et ce sont des ouvriers qualifiés qui le terminent aux conditions de la CCQ.
À la CCQ comme à la FTQ-Construction, le syndicat qui réunit environ 40 % des ouvriers de la construction (sur chantier), on explique que la construction modulaire ou préassemblée n’est pas perçue comme une menace, surtout dans le contexte actuel de pénurie de main-d’œuvre. « Mais ça va supposer un certain remaniement dans les façons de faire », dit Marie-Noëlle Deblois, de la direction des affaires publiques et des communications de la CCQ.
Tout le monde devra s’adapter. « Les systèmes industrialisés, c’est un apprentissage, convient Hugo Germain, de Germain Hôtels. En théorie, c’est du Lego, mais en pratique, ça demande une excellente planification. Il n’y a pas d’à-peu-près possible. La dalle de béton doit être précise au millimètre. Il faut que le design soit parfait. Mais une fois qu’on sait comment faire, c’est certain que c’est mieux. »
En 2020, Structures Ultratec, à Laurier-Station, a fait les manchettes en participant au Défi 100 jours. Il s’agissait de rebâtir en moins de 100 jours le Majella, un immeuble de 70 logements à Val-Bélair, en banlieue de Québec, qu’un incendie avait ravagé en cours de chantier. La part de Structures Ultratec consistait à fournir toutes les structures de bois. « Il n’y a pas eu de miracle, insiste Samuel Beaudoin, ingénieur et directeur de l’estimation. On a réussi parce qu’on a pu reproduire exactement le plan d’origine. La planification, c’est le secret d’une construction modulaire efficace. Ça ne s’improvise pas. »
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Qui dit plan dit architecte et ingénieur. Or, selon l’architecte Carlo Carbone, les écoles de génie et d’architecture tardent à se mettre à la construction modulaire. « Ça ne fait pas partie des programmes. Certains professeurs donnent des cours par intérêt personnel. »
Une mauvaise maîtrise des systèmes industrialisés par les architectes entraîne toutes sortes d’erreurs, parfois élémentaires. « Comme des plans d’habitations larges de 35 pieds, soit deux modules de 17,5 pieds, alors que le maximum autorisé sur les routes est une largeur de 16 pieds », raconte Charles-Alexandre Rioux, directeur de la stratégie et du développement des affaires du Groupe Rioux, un promoteur immobilier de Matane, et directeur des opérations de sa division Habitations Mont-Carleton, à Carleton-sur-Mer, qui se consacre au modulaire. « Une construction modulaire doit être pensée comme telle au départ. »
Aux yeux de Carlo Carbone, les architectes ont longtemps résisté au modulaire préfabriqué parce qu’il nierait leur créativité — et la plupart résistent encore. « Or, le potentiel créatif est très grand, quoique différemment. De toute manière, en construction, on doit déjà composer avec les contraintes réglementaires et physiques. »
L’un des buts de l’initiative GoKit de la Société d’habitation du Québec, avec ses modules hybrides bois-acier, est justement d’imiter l’industrie automobile pour créer une grande variété de modèles, tous bâtis sur le même châssis. « L’idée est de constituer un stock de composants standardisés permettant la flexibilité conceptuelle et la production en gros volumes », explique Nathalie Doyon, architecte à la SHQ.
Après neuf ans chez Pomerleau, l’architecte Ivanka Iordanova est désormais professeure à l’École de technologie supérieure, où elle a élaboré le premier cours de construction hors chantier et de fabrication numérique. « Il y a tellement de matière qu’on va sans doute devoir faire deux cours », dit-elle.
Ivanka Iordanova compte parmi les grands spécialistes québécois de ce qu’on appelle le BIM, pour building information modeling (modélisation des données du bâtiment). Le BIM se résume à une maquette numérique en 3D, mais qui est en fait une base de données commune et un espace virtuel de collaboration entre promoteurs, architectes, entrepreneurs et industriels. Il permet deux choses : l’automatisation de la fabrication et une meilleure coordination entre les équipes.
Car une des plaies de la construction traditionnelle est le travail en silo, où chaque intervenant bosse dans son coin sur des plans qui, trop souvent, ne concordent pas exactement avec ceux des autres — mesures non conformes, mauvais détails d’assemblage, etc. Le BIM oblige tout le monde à coopérer. Et si une donnée en contredit une autre, l’erreur sera soulignée par les outils de vérification automatique du logiciel — ou par les collaborateurs, qui travaillent tous sur les mêmes données, explique Ivanka Iordanova.
Plus personne ne va se demander où passent les conduits de climatisation, soutient Richard Létourneau, de l’association Manufacturiers de structures de bois du Québec. « Si c’est sur BIM, l’info est correcte pour tout le monde. Ça va révolutionner toute l’industrie. »
À la SHQ, on y croit tellement qu’on a lancé une « feuille de route BIM », à laquelle participent tous les grands donneurs d’ouvrage publics, comme Hydro-Québec, la Société québécoise des infrastructures, les villes de Montréal et de Québec, et bientôt celles de Longueuil et de Laval. Son intégration est critique parce que l’industrialisation de la construction se décidera non seulement en usine et sur les chantiers, mais aussi au sein des autorités municipales et gouvernementales, qui commandent les travaux et subventionnent le logement social, de même que les écoles, les CHSLD, les CPE.
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«L’industrialisation ne servira à rien si les processus d’appels d’offres, les contrats et la délivrance de permis ne sont pas pensés en conséquence. Si on veut améliorer la productivité de la construction, toutes les étapes doivent être productives. Ça ne se limite pas au chantier », dit Kevin Hughes, de la SCHL. L’économiste cite en exemple la ville de Kelowna, en Colombie-Britannique, où un agent conversationnel accélère désormais la délivrance de permis. « Les promoteurs entrent eux-mêmes les données. Si ça cadre, c’est oui tout de suite. » Sinon, ils doivent rencontrer les fonctionnaires pour expliquer leurs demandes.
Au cabinet de la ministre québécoise de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, responsable de la SHQ, on fait valoir que plusieurs articles du projet de loi 31 visent à accélérer la délivrance de permis. Sous certaines conditions, les municipalités pourront déroger de leur règlement d’urbanisme pour autoriser la construction de multilogements de tous types — sociaux, abordables ou étudiants. Les municipalités de plus de 10 000 habitants ou dont le taux d’inoccupation est de moins de 3 % pourront également s’en prévaloir pour bâtir des multilogements ordinaires. « Il est important pour nous de continuer à travailler en collaboration avec tous les partenaires en habitation afin d’aider le plus de Québécois possible à se loger adéquatement et selon leurs moyens », dit Justine Vézina, attachée de presse de la ministre.
La nécessité d’industrialiser la construction suppose aussi que les pouvoirs publics contrent leur réflexe de morcellement des contrats entre différents intervenants. « Chez Pomerleau, explique François Tremblay, nous pourrions investir dans une usine de modules salle de bain-cuisine à condition qu’on nous garantisse 1 000 unités à construire dans 10 villes. Et une fois lancés, nous serions en mesure de livrer des modules à d’autres entreprises. Mais pour justifier l’investissement, il faut du volume. »
Le chiffre de 1 000 unités d’habitation ne sort pas de nulle part. « Il faut 1 000 unités pour rentabiliser un investissement en robotisation de la construction », dit Ivanka Iordanova, qui a étudié cette question en long et en large, notamment en tenant compte des types de robots exigés. « Mais ça demande une volonté d’attribuer des contrats qui permettent de véritables économies d’échelle. »
Ce dont convient Claude Foster à la SHQ. « Notre idée est de commencer par des commandes de 500 unités, puis de passer à 1 000 et ensuite à 1 500 si ça fonctionne. »
Encore faudra-t-il que le Conseil du Trésor modifie ses règles contractuelles qui visent à prévenir la collusion, mais qui ont pour effet de nuire à la coopération. Selon Patrick Vallerand, président de Strategia Conseil, un cabinet spécialisé en gestion de projet, l’État ne pourra pas industrialiser la construction à l’échelle requise pour régler la crise du logement s’il persiste avec le mode d’attribution des contrats « au plus bas soumissionnaire » (le moins cher). « Créer une filière de construction industrialisée suppose que les industriels soient impliqués dès la conception des plans, avant l’appel d’offres proprement dit. La SHQ l’encourage, mais c’est encore au stade du projet-pilote, et ça demande obligatoirement une dérogation du Conseil du Trésor. »
Grâce aux Européens et aux Japonais, notamment, la voie à suivre vers l’industrialisation de la construction est tracée, mais il reste à l’industrie québécoise bien du chemin à parcourir pour produire 1,2 million de logements de tous types d’ici 2030.
Et, comme le reconnaissent l’ensemble des industriels interviewés, aucune usine n’a encore l’envergure nécessaire. Pour l’instant, il ne s’agit que d’ateliers. On y assemble les modules et les structures selon des processus certes standardisés, mais encore à la main, avec très peu d’automatisation.
« Il faut arriver à mettre en place des processus qui permettent la répétition. Si on ne répète rien, on est juste un atelier », explique Daniel Laprise, qui s’apprête à investir des millions dans une nouvelle usine robotisée à Montmagny. « Il faut penser comme un manufacturier plutôt que comme un constructeur. »
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2024 de L’actualité, sous le titre « Une autre façon de construire ».