L’année 2023 a révélé les effets tangibles de l’inflation et des hausses de taux d’intérêt, mais elle a aussi mis en lumière autre chose : la dépendance croissante de l’économie aux aides de l’État. De quoi faire mentir beaucoup de tenants d’un marché soi-disant autorégulateur.
En novembre, les PME réclamaient un nouveau délai pour rembourser les prêts consentis par le gouvernement fédéral pendant la pandémie, faute de quoi plusieurs devraient mettre la clé sous la porte. En décembre, des restaurateurs menaçaient à leur tour de fermer face aux marges de profit presque inexistantes (certains l’ont fait après les Fêtes). Sans compter les médias, le milieu culturel et tant d’autres secteurs aux abois qui se tournent vers les gouvernements pour crier à l’aide.
Les critiques de l’interventionnisme d’État se sont longtemps époumonés à dénoncer des entreprises considérées comme biberonnées par l’État. Sauf qu’ils sont plus discrets quand des multinationales reçoivent des milliards de dollars. Est-il nécessaire de rappeler que les Northvolt, Stellantis et Volkswagen se partageront 43,6 milliards en fonds publics fédéraux comme provinciaux pour mettre en place des usines de fabrication de batteries au Québec et en Ontario, avec un retour incertain sur l’investissement dans une ou deux décennies ?
Ceux qui croyaient François Legault allergique aux subventions lorsqu’il fustigeait le soutien de l’État à Bombardier, quand il était dans l’opposition, ont finalement découvert un ministre de l’Économie hyperactif et prêt à allonger des millions aux entreprises en la personne de Pierre Fitzgibbon. Même surprise pour les électeurs du conservateur Doug Ford, de l’autre côté de la rivière des Outaouais.
À l’automne, le magazine britannique The Economist posait la question : « Le marché libre est-il du passé ? » Un titre d’article volontairement exagéré, puisque le marché n’a jamais été complètement libre. Des lois et des règlements viennent l’encadrer depuis des lustres, et les subventions d’État soutiennent des secteurs économiques depuis longtemps.
Or, les lendemains de la pandémie ont étendu ce phénomène à un niveau jamais vu, avec une concurrence entre les États. Les milliards offerts pour attirer les entreprises ne sont pas propres au Canada ; c’est un phénomène mondial, par lequel des gouvernements deviennent fortement interventionnistes, des secteurs de l’économie étant désormais abonnés aux deniers publics.
En Occident, « le milieu industriel est noyé de subventions pour stimuler la transition énergétique et garantir l’approvisionnement en biens stratégiques, écrit The Economist. Les aides importantes accordées aux ménages pendant la pandémie ont fait naître des attentes envers l’État comme rempart contre les malheurs de la vie. Et, inévitablement, les aides de l’État s’accompagnent d’une réglementation supplémentaire ».
Bien sûr, le constat vient d’une publication ouvertement campée dans l’idéologie conservatrice. Mais The Economist souligne, à juste titre, que le phénomène est loin d’être l’apanage des gouvernements de centre gauche : le conservateur Rishi Sunak, au Royaume-Uni, ou la première ministre issue de l’extrême droite Giorgia Meloni, en Italie, par exemple, usent des mêmes procédés. Comme si les gouvernements sentaient la pression pour soutenir la machine, à l’encontre de leurs assises idéologiques.
Pourquoi ce virage ? L’idéologie du marché libre a connu ses heures de gloire dans les années 1980 sous Ronald Reagan, aux États-Unis, et Margaret Thatcher, en Grande-Bretagne. Pour eux, le gouvernement n’était pas la solution, mais le problème. Chaque personne devait ainsi se botter le derrière pour réussir, et s’affranchir de l’aide de l’État, comme si la richesse était liée au mérite.
Ils s’appuyaient sur les théories d’économistes comme Milton Friedman, qui estimait que le keynésianisme (école de pensée selon laquelle l’État doit pallier les défaillances du marché) était une erreur. Au contraire, un marché sans entraves allait apporter la prospérité et enrichir tout le monde, croyait Friedman. Il reprenait aussi l’idée de Montesquieu, au XVIIIe siècle, qui avançait que le marché libre entraînerait la paix entre les nations, puisque le commerce pousse les humains à poursuivre leurs intérêts matériels plutôt que de mener à des guerres destructrices.
La chute du communisme dans les années 1990 allait susciter tous les espoirs de ce néo-libéralisme. Tous les gouvernements allaient épouser la même idéologie, de Bill Clinton à Tony Blair en passant par Jean Chrétien. Au programme : comprimer les dépenses, équilibrer les budgets, baisser les impôts des plus riches, déréglementer et privatiser. En parallèle, ils allaient multiplier les accords de libre-échange internationaux, censés consacrer cette coopération et cette prospérité.
Cependant, le marché libre n’a pas rempli ses promesses. La grande crise de 2008 a été avant tout la conséquence du laisser-faire et de la déréglementation du secteur bancaire américain sous l’administration Clinton. Ce sont les États qui ont sauvé les banques et l’industrie automobile.
Les guerres en Afghanistan, en Irak et en Ukraine, les tensions avec la Chine, les coups d’État en Afrique, le recul de la démocratie et la montée de l’extrême droite dans le monde montrent aussi que les échanges commerciaux n’ont pas vraiment apaisé les conflits.
Même sur le plan de la croissance, les résultats sont limités : aux États-Unis, le PIB a grimpé en moyenne de 3,9 % par année de 1950 à 1980, avant le virage vers le marché libre. Dans les 40 années suivantes, marquées par la libéralisation ? Environ 2,6 %. Quant au libre-échange, il est devenu un concept presque honni, forcément critiqué parce qu’il s’est fait souvent au détriment des économies émergentes.
Une tendance au protectionnisme s’est entamée sous l’administration de Donald Trump, d’abord pour contrer la concurrence de la Chine. On aurait pu la croire passagère, mais la pandémie est venue cristalliser ce virage — et alimenter le rôle grandissant des États.
À mesure que les économies se fermaient, c’est encore vers l’État que les citoyens et les entreprises se sont tournés. Et ce, malgré la prétendue crise de confiance envers les institutions. Les chambres de commerce occidentales, auparavant vendues au marché libre, plaidaient soudainement pour un interventionnisme accru.
Les problèmes des chaînes d’approvisionnement ont incité plusieurs États à offrir toujours plus de subventions pour attirer les entreprises sur leur territoire. Devant les goussets ouverts, certaines ont usé de chantage pour soutirer leur part du gâteau. Stellantis l’a fait avec Ottawa afin d’obtenir plus de subventions pour son usine de batteries de Windsor.
Sauf qu’il est difficile de se défaire d’une habitude. La crainte, devant les taux d’intérêt élevés, c’est que l’État doive se substituer aux institutions bancaires comme investisseur, aux frais des citoyens et de la dette publique. Et ce, alors que les dépenses sociales comme les soins de santé sont en explosion.
The Economist prédit que l’approche interventionniste va échouer, parce que les gouvernements sont inaptes et qu’ils surchargent ainsi l’État de responsabilités. Le magazine rappelle que Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont justement été élus au début des années 1980 pour démanteler des États devenus trop gros et trop interventionnistes.
Posons la question autrement : et si le laisser-faire avait été la véritable poutre dans l’œil des tenants du libéralisme économique ? Les marchés existent… parce que l’État existe. Et si le mythe du marché libre était délétère pour l’avancement des sociétés, et l’interventionnisme, indispensable ?
Même aux États-Unis, une majorité de citoyens considèrent désormais que l’État a un rôle important à jouer pour créer de la richesse. À part une minorité bruyante, les accusations de socialisme lancées par la frange la plus extrême des républicains n’ont jamais eu de réelle prise dans la population.
Ici, le Québec est déjà l’un des États les plus généreux pour le démarrage d’entreprise, et il offre un taux d’imposition parmi les plus avantageux de l’Occident. Alors, quand on dit que les entreprises viennent ici « créer de la richesse », elles viennent surtout profiter de la richesse : celle d’une société éduquée, soignée et soutenue.
Et voilà le revers de la médaille pour des gouvernements aussi affairistes : on ne peut pas allonger les milliards pour des entreprises étrangères au nom de la prospérité économique tout en se montrant radin envers les employés de l’éducation et de la santé qui soutiennent une société prospère.
Oui, 2023 a renforcé l’idée que l’État a un rôle à jouer dans l’économie. À quelle échelle ? Entre un Pierre Poilievre obsédé d’économiser un dollar du budget pour chaque dollar de nouvelle dépense et un Justin Trudeau qui accumule les déficits, il y a place à débat. Chose certaine, que l’on assiste au ralentissement modeste prédit par la majorité des économistes ou à la catastrophe annoncée par une minorité, le rôle de l’État restera important en 2024.