La croissance démographique provoque la crise de l’habitation

Le Québec (comme le reste du Canada) est l’objet depuis quelques années de la plus forte croissance de sa population en au moins un demi-siècle, tant en nombre qu’en proportion. La ligne bleue du graphique ci-dessous documente cette période d’accélération depuis 2015. Elle est en fait due essentiellement à l’explosion de l’immigration. Il y a huit ans, l’immigration comptait pour 85 % de l’augmentation annuelle de la population québécoise, mais ce pourcentage a grimpé à 99 % en 2023. Si l’immigration domine totalement l’augmentation de la population, c’est que l’accroissement naturel résultant de l’excédent des naissances sur les décès a fondu : il est maintenant presque nul, comptant pour seulement 2 300 personnes en 2022. En 2015, il y avait plutôt eu 22 400 naissances de plus que de décès.

Sources : Statistique Canada ; Société canadienne d’hypothèques et de logement

Comme on le voit dans le tableau ci-dessus, le nombre de nouveaux habitants a connu une croissance phénoménale depuis 2021. Et ces nouveaux habitants doivent évidemment trouver à se loger quelque part. 

Sauf que l’industrie de la construction résidentielle est incapable d’accélérer les mises en chantier de logements assez vite et en nombre suffisant pour suivre la croissance effrénée de la demande. Car il faut beaucoup de temps pour former plus de travailleurs compétents, mettre au point de meilleures technologies et établir une meilleure organisation du travail.

Par conséquent, un énorme déséquilibre est apparu entre l’offre et la demande, au point que la déconnexion actuelle entre la croissance de la population et les mises en chantier de nouveaux logements est sans commune mesure avec tout ce que le Québec a connu depuis 50 ans. La pénurie de logements est particulièrement ressentie dans les grands pôles migratoires comme Montréal, elle s’est propagée dans les régions dans une certaine mesure, et elle touche toutes les classes sociales.

En plus de l’évolution de l’augmentation de la population (ligne bleue), le graphique trace celle des mises en chantier de nouveaux logements (ligne rouge) au Québec au cours des 12 mois précédant chaque trimestre depuis 2012. Il est inspiré des travaux (Graphiques chocs — Canada : « Le déficit de l’offre de logements bat un nouveau record en T3 ») de l’économiste en chef de la Banque Nationale, Stéfane Marion.

On y constate d’abord que la croissance accélérée de la population québécoise a commencé en 2016. Elle n’est pas due à une augmentation du nombre d’admissions à l’immigration permanente, puisque celui-ci, contrôlé en partie par le gouvernement du Québec, a affiché une moyenne de 50 000 par année de 2016 à 2023, sans montrer de tendance persistante à la hausse ou à la baisse. Elle résulte plutôt de la décision prise par le gouvernement fédéral en 2016 d’ouvrir la porte sans limite à l’immigration temporaire dans toutes les provinces, y compris au Québec.

L’addition annuelle du nombre d’immigrants temporaires (étudiants, travailleurs temporaires, demandeurs d’asile et familles) au Québec est ainsi passée de 3 600 personnes en 2015 à 64 000 en 2019, puis à 149 000 récemment. Une chute marquée de l’immigration temporaire est survenue pendant la pandémie de 2020 et 2021, mais elle a repris son ascension en 2022 et 2023. C’est, de loin, la principale source de l’augmentation annuelle de la population totale du Québec indiquée par la ligne bleue, laquelle part d’un creux de 27 000 personnes en 2015 pour quadrupler à 107 000 en 2019, puis doubler encore à 204 000 depuis un an.

Par contraste, la ligne rouge montre que les mises en chantier de nouveaux logements n’ont pas du tout suivi la croissance accélérée de la population de 2016 à 2023. Mais elles n’ont pas pour autant été réduites. Au milieu de 2015, la hausse annuelle de la population de 27 000 personnes au cours des 12 mois précédents pouvait aisément être soutenue par la hausse des mises en chantier, qui étaient au nombre de 36 000. Mais au milieu de 2023, les 42 000 mises en chantier enregistrées par la Société canadienne d’hypothèques et de logement dans l’année précédente étaient en déficit de 162 000 par rapport à l’accroissement de la population québécoise de 204 000 habitants cumulé entre septembre 2022 et septembre 2023. Il est vrai que les nouvelles mises en chantier ont pu atteindre un maximum de 68 000 logements en 2021. Mais même si ce rythme avait été reproduit en 2023 plutôt que de se limiter à 42 000, il aurait encore été en déficit de 136 000 logements relativement à l’addition de 204 000 personnes à la population.

Ailleurs au Canada, l’explosion démographique depuis 2016 a été encore plus forte qu’au Québec. Dans les 12 mois précédant l’été 2023, la population des autres régions du Canada s’est accrue de 976 000 habitants, soit presque cinq fois plus que les 204 000 du Québec. Il s’ensuit forcément que le déséquilibre entre logements offerts et demandés est encore plus prononcé à l’extérieur du Québec.

Dans le débat public qui fait présentement rage au sujet de la pénurie de logements, plusieurs causes possibles autres que l’explosion de la population sont mentionnées. Elles concernent toutes des restrictions à l’offre de logements et les difficultés qu’éprouvent les mises en chantier à suivre la cadence démographique, comme l’indique la ligne rouge du graphique. Parmi les causes évoquées, on compte la spéculation, les locations à court terme non conformes qui congestionnent le marché, le syndrome du « pas dans ma cour », l’insuffisance du financement public de logements sociaux et abordables, des réglementations inutiles ou abusives qui bloquent ou retardent la construction, une formation de la main-d’œuvre dont les exigences seraient excessives, la discrimination soupçonnée envers les travailleurs immigrants, et la réticence de certaines institutions prêteuses à financer la construction de logements locatifs.

Je ne veux ici juger ni de l’admissibilité de ces causes possibles de la pénurie de logements ni de l’efficacité des mesures gouvernementales visant à y remédier. Certaines d’entre elles sont sans doute bien réelles, d’autres, moins fondées. Il faut cependant comprendre que ces causes qui peuvent retenir les mises en chantier du côté offre existaient toutes bien avant que la question du logement dégénère en crise nationale. Le seul phénomène qui a constitué un changement assez important pour expliquer le déclenchement inattendu d’une crise majeure est bel et bien la vive expansion de la demande résultant de l’explosion de la population qui a cours depuis 2016.

Autrement dit, le problème actuel du logement découle surtout d’une demande débridée et non pas d’une offre réprimée (bien que des améliorations de l’offre soient toujours de mise). Ce verdict fait l’unanimité des analystes du marché du logement au Québec et au Canada, qu’ils soient chercheurs universitaires ou employés d’organismes publics ou privés.

Si on veut éviter que la pénurie de logements ne perdure, la solution qui s’impose est d’abandonner le laisser-faire actuel en matière d’immigration temporaire et de stabiliser le solde migratoire total du Québec à un niveau annuel gérable (de 80 000 peut-être ?), plutôt que de le laisser monter à 150 000 ou 200 000.

Cet objectif de modération se heurte cependant à la croyance quasi universelle, mais complètement erronée, qu’une immigration plus abondante 1) est un antidote efficace au vieillissement de la population, 2) atténue la pénurie de main-d’œuvre dans l’ensemble de l’économie et 3) fait croître le revenu moyen (PIB) par habitant de la population. L’examen de la littérature de recherche réalisé par les chercheurs universitaires les plus réputés en économie de l’immigration au Canada a en effet démontré que ces trois assertions sont fausses. Mais elles continuent néanmoins d’imprégner les perceptions et le discours public et médiatique ambiant.

Les milieux d’affaires, tout particulièrement, mènent un incessant lobbying pro-immigration. Ils ne peuvent pourtant pas ignorer le fait que, dans l’ensemble de l’économie, les nouvelles dépenses des immigrants (notamment pour le logement) intensifient autant la demande de main-d’œuvre que leur arrivée ajoute à l’offre de main-d’œuvre, de sorte qu’au net, l’immigration laisse la pénurie globalement inchangée. Mais les associations patronales et d’affaires ne l’admettent jamais ouvertement. Car sous la pression continuelle de leurs membres, dont certains bénéficient individuellement de ces travailleurs temporaires, elles relancent plutôt chaque année leur lobbying en faveur d’un niveau d’immigration encore plus élevé que celui de l’année précédente.

Enfin, du fait que des mouvements racistes et d’extrême droite s’opposent à l’immigration sous bien des formes pour des raisons complètement différentes, certaines personnes en déduisent que tous ceux qui conseillent la modération doivent forcément en être. Il s’agit évidemment d’un pur sophisme. Mais il pourrait conduire, à mon sens, plusieurs observateurs, analystes, scientifiques, commentateurs et chroniqueurs influents à se retenir de proposer ouvertement un rythme d’immigration plus modéré, afin d’éviter d’être accusés de xénophobie ou de racisme latent.

Il serait pourtant si simple d’affirmer que l’immigration est nécessaire, mais qu’aller trop vite et trop loin risque de mettre à mal l’ouverture de la majorité des Québécois à l’endroit de ces nouveaux compatriotes qui viennent enrichir leur culture et leur société.

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