Un rapport vient donner un sérieux coup à la fameuse théorie voulant que le 1 % des Américains les plus riches accapare une part grandissante des revenus, alors que les 99 % s’appauvrissent. Quoi, Thomas Piketty et ses collègues auraient donc tort ? Les inégalités économiques ne se creuseraient pas autant qu’on le croit ? Le mal-aimé 1 % ne dominerait pas comme on le dit ?
C’est plus compliqué que ça. L’étude, publiée à la fin septembre, est signée par deux économistes en chef, Gerald Auten, du département américain du Trésor, et David Splinter, du comité mixte sur la fiscalité du Congrès américain, deux passionnés de données fiscales. Ils ont repris la célèbre étude de 2003 des Français Thomas Piketty et Emmanuel Saez sur les inégalités aux États-Unis. Ceux-ci estimaient que la part des revenus totaux accaparée par le 1 % des plus hauts revenus avait doublé depuis les années 1960, passant d’environ 8 % de tous les revenus à 14,6 % (et bien au-delà par la suite, dans des analyses subséquentes — mais controversées — de Piketty et ses collègues).
Auten et Splinter ont fait le même exercice à partir de données fiscales de 1962 à 2019. Selon leurs conclusions, sur l’ensemble des revenus des Américains, la part avant impôts du 1 % des plus riches baisse plutôt entre 1962 et 1979, passant de 11,1 % à 9,4 % du total, avant de remonter à 13,8 % en 2019. Une hausse totale d’environ 2,6 points de pourcentage sur l’ensemble de la période. Et si on calcule le revenu après impôts, en incluant les prestations gouvernementales, la hausse ne serait que de 0,2 % depuis 1962 (et de 1,4 % depuis 1979). On pourrait presque parler de stagnation.
Pourquoi arrivent-ils à des conclusions aussi différentes de celles de Piketty et Saez ? C’est avant tout une question de données et de méthodologie. Les économistes français basaient leur analyse uniquement sur les déclarations de revenus des particuliers.
Or, arguent Auten et Splinter, une part grandissante des revenus n’apparaît pas dans ces déclarations, de sorte que ceux qui y figurent ne représentent qu’environ 60 % de l’ensemble des revenus des Américains. Ainsi, Piketty et Saez n’auraient produit qu’un portrait partiel de la réalité.
Auten et Splinter, eux, puisent dans les données du fisc américain en liant les déclarations de revenus avec d’autres revenus, par exemple les prestations d’aide sociale ou de retraite. Ils rappellent aussi que la réforme fiscale américaine de 1986 a changé la donne : le taux d’imposition sur la tranche la plus élevée des revenus est passé de 50 % à 28 %, sous le taux des entreprises (qui a baissé depuis). Ce changement a mené des ménages à hauts revenus à cesser de se servir de leurs entreprises pour payer moins d’impôts, ou à se verser davantage de dividendes.
Les auteurs évoquent aussi les changements concernant le mariage aux États-Unis, qui ont une influence sur les déclarations de revenus communes. Le taux de nuptialité a baissé chez les moins nantis, tandis qu’il s’est maintenu chez le 1 %. Il y avait donc plus de personnes classées dans le 1 % que leur nombre réel dans les études initiales, puisqu’elles s’y trouvaient par association.
Ce n’est pas la première étude qui met en doute les conclusions de Piketty et Saez, mais c’est probablement l’une des plus exhaustives. Le sous-entendu d’Auten et Splinter, c’est que la redistribution de la richesse fonctionne aux États-Unis, puisque les moins nantis ont vu leur situation financière s’améliorer presque dans la même proportion que les plus riches.
Les économistes américains soulignent quand même les limites de leur propre analyse. « La part importante de revenus non déclarés dans les données fiscales et les difficultés à prendre en compte des changements sociaux et économiques majeurs font qu’il existe une incertitude considérable quant à l’estimation de la répartition des revenus au fil du temps », écrivent-ils dans leur conclusion.
Auten et Splinter démolissent-ils pour autant le mythe d’un accroissement des inégalités ? Pas exactement. Sur le strict plan des revenus, l’écart se creuse moins rapidement qu’on ne le croyait. Mais si 1 % des Américains accaparent près de 14 % de tous les revenus, c’est aussi que les inégalités persistent.
Il faut par ailleurs rappeler que les deux économistes croisent des données. Or, on pourrait aussi considérer les subventions et déductions dont peuvent bénéficier les entreprises que possèdent les membres du 1 % pour calculer le revenu réel qu’ils touchent.
Mais le grand absent du débat, c’est l’accumulation de la richesse. Parce que la question du 1 % dépasse largement celle des revenus. De fait, il y a deux types d’ultrariches : ceux qui ont les revenus annuels les plus élevés, et ceux qui revendiquent une richesse accumulée.
C’est justement ce que Piketty démontrait dans Le capital au XXIe siècle. En effet, son livre — et son discours — aborde avant tout le sujet de l’accumulation du capital. La richesse se vérifie dans le patrimoine (portefeuille en Bourse, biens immobiliers, loyers, plus-values, intérêts) beaucoup plus que dans les revenus de travail (salaire, primes, etc.).
Son constat, c’est que le taux de rendement de ce capital (continuellement au-dessus de 5 %) est plus grand que le taux de croissance de l’économie (historiquement autour de 2 %). Et c’est par ce processus que les inégalités se creusent, plutôt que par le revenu.
Il y a un déséquilibre entre ce capital et le revenu des travailleurs, qui ne font pas le poids. Les riches « valent » en fonction de leur fortune. D’ailleurs, c’est là où les idées de Piketty diffèrent radicalement du Capital de Karl Marx : le 1 % ne s’enrichit plus par le travail de la classe ouvrière. La fortune se nourrit d’elle-même par les investissements — ce que plusieurs qualifient de « financiarisation » de l’économie.
« L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail, écrit Piketty dans Le capital au XXIe siècle. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir. »
Ce « capitalisme patrimonial » est dominé par des dynasties familiales ou industrielles. De là une illusion de méritocratie : travailler fort rapporte peu si on le compare au rendement du patrimoine. Tout le contraire du discours de l’entrepreneur qui réussit avec talent. Les grandes fortunes dominent le monde en admirant la croissance perpétuelle de leur capital.
Or, le financement des services publics est basé sur les revenus des individus et des entreprises — qui profitent de taux d’imposition plus bas, en plus d’avoir accès à toutes sortes d’aides financières. C’est pourquoi Piketty privilégie un impôt sur le capital (et l’héritage), et non pas sur les revenus.
De quoi tempérer les colères très médiatisées au sujet des salaires abusifs des PDG, alors que la réalité est bien plus pernicieuse. On aimerait beaucoup que des chercheurs comme Auten et Splinter se penchent aussi là-dessus.