Quand l’écoanxiété peut tuer | L’actualité

La judiciarisation de l’écoanxiété est en pleine expansion. Cette inquiétude induite chez certaines personnes par le dérèglement climatique pousse des organisations à poursuivre les gouvernements pour leur inaction environnementale. Les actions judiciaires se multiplient, surtout aux États-Unis, et obtiennent même parfois des décisions favorables.

On parle cependant moins de l’autre écoanxiété, économique plutôt qu’écologique. Il y a quelques mois, ma belle-mère a fait un infarctus. Un takotsubo, ou syndrome du cœur brisé, qui, comme son nom ne l’indique pas, n’est pas nécessairement consécutif à une peine d’amour, mais à un stress intense.

Dans son cas, une femme à la retraite dont les revenus reposent avant tout sur ses économies, c’est en grande partie l’explosion de son taux hypothécaire qui a décuplé son stress et miné sa santé. Que faire lorsque nos paiements mensuels doublent d’un coup, mais que nos revenus de retraite demeurent les mêmes ?

Si des jeunes tentent de poursuivre les gouvernements parce qu’ils ont hypothéqué l’avenir de leur environnement avec leurs décisions (ou l’absence de décisions), ma belle-mère pourrait certainement intenter un recours contre la Banque du Canada pour l’anxiété provoquée par ses hausses répétées de taux d’intérêt. Elle ne le fera pas, bien sûr. Ce serait s’embarquer dans quelque chose d’encore stressant, et heureusement, son cœur se répare.

Mais c’est dire à quel point des décisions qui nous paraissent éloignées, issues d’un cercle restreint à Ottawa, ont des effets bien réels dans la vie des gens ordinaires.

On me répondra que dans une économie capitaliste, nos choix financiers comportent une part de risque. Fort bien. Sauf que ma belle-mère n’a pas joué à la Bourse ou investi dans une jeune entreprise ; elle est menottée par les décisions de la Banque du Canada, qui a sciemment choisi de décréter l’augmentation la plus rapide de l’histoire des taux d’intérêt, après les avoir gardés presque nuls pendant une décennie.

L’économie n’a pas de cœur, me direz-vous. Au contraire, elle n’a que ça. S’il est de bon ton de narguer les jeunes générations parce qu’elles brandissent leur ressenti, le secteur économique est le premier à utiliser le vocabulaire des émotions. Quand on ne parle pas des humeurs de la Bourse, on dit que les investisseurs sont nerveux, ou que les marchés sont rassurés.

Les journalistes économiques font étalage des fluctuations comme s’ils parlaient de la météo — des nuages noirs sur les marchés, des éclaircies ou des embellies. Et leur interprétation est souvent orientée.

Ce qui explique par exemple pourquoi, aux États-Unis, la plupart des républicains considèrent que l’économie de leur pays se porte mal, calquant les spins de leur camp politique, tandis que les données la décrivent plutôt comme florissante. Ou le fait que les consommateurs canadiens changent leurs habitudes d’achat parce qu’une majorité croit à tort qu’on est entré en récession.

Cette économie du ressenti contamine nécessairement nos choix, plus émotifs et influencés que rationnels et réfléchis. Si on vous répète que la Bourse va bien ou que la hausse des taux ne sera que temporaire, vous êtes susceptible de mordre au récit. Quand la ponction mensuelle de votre hypothèque arrivera, vous mettrez en doute ce qu’on vous a raconté.

Il est bon de rappeler que malgré ses avalanches de chiffres qui lui donnent des airs de mathématiques ou de physique, l’économie n’est pas une science exacte. C’est une science humaine ou sociale, traversée par des courants, des intérêts et des approches qui se contredisent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on parle de sciences économiques (au pluriel).

L’économie du ressenti contamine également les choix financiers des gouvernements et des entreprises. À force de marteler que le déséquilibre budgétaire est une hécatombe, combien de gouvernements (comme celui de Philippe Couillard) ont décharné des services pour équilibrer des colonnes de chiffres ?

Pourtant, bien des économistes comme Pierre Fortin (aussi chroniqueur à L’actualité) ont maintes fois démonté la peur irrationnelle des déficits. Mais la démonstration est plus complexe, moins spectaculaire, et surtout moins vendeuse politiquement.

Le marché des perceptions est un secteur florissant. Je parlais récemment de cette impression qu’une grande vague de travailleurs avaient quitté leur emploi au Canada après la pandémie, alors que les données affirment le contraire.

Et combien de nouvelles fabriquées à partir de sondages pour nous dire, par exemple, qu’« un jeune professionnel sur deux se sent surchargé en raison de son travail ». Je ne doute pas de la validité des réponses. Mais encore une fois, nous sommes dans le ressenti.

Dans les faits, les jeunes travaillent moins d’heures que la génération précédente. Sauf que la pression liée à la performance, à la consommation et à la possession est supérieure. Les travailleurs s’épuisent au-delà des attentes réelles pour satisfaire aux attentes sociales de la réussite, et l’exhiber ensuite dans leur entourage et sur les réseaux sociaux.

Ils devraient ralentir, question de ménager leur cœur. Parce que la pression réelle engendrée par des paiements hypothécaires impossibles sera bien suffisante pour le dérégler.

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