En 2022, après une pandémie où je suis devenu père avant de perdre mes deux parents en quelques mois, j’ai pris la décision d’abandonner un poste de gestion pour revenir au journalisme. Mes ambitions avaient changé, les épreuves m’ayant fait prendre conscience que le contenu nourrissait davantage mon âme (à défaut de mon compte en banque…) que les responsabilités administratives.
Les changements de poste étaient nombreux cette année-là, et j’avais l’impression de faire partie d’une vague de fond consécutive à la pandémie : des travailleurs de partout remettaient leurs choix professionnels en question, et plaçaient leur bonheur au sommet de leurs ambitions.
J’avais en partie tort. Malgré une foule d’articles dans les médias, la « grande démission », bien réelle aux États-Unis, n’a pas vraiment touché le Canada. Les taux de changements d’emploi ont suivi ici des courbes semblables à celles d’avant la pandémie.
En février 2022, le nombre de personnes ayant quitté leur emploi était même inférieur à celui de février 2020, juste avant la pandémie. Il a continué à baisser tout au long de l’année 2020, atteignant un creux en avril 2021, avant de revenir à la normale dans les mois suivants.
Non, des serveurs de restaurant n’ont pas démissionné en masse pour lancer leur école de yoga, ni des préposés aux bénéficiaires pour écrire enfin le roman qui dormait dans leur tête.
Bien sûr, dans les sondages, de plus en plus de travailleurs disent songer à quitter un emploi. Mais rares sont ceux qui le font vraiment. Et de fait, les enquêtes montrent même que ceux qui changent de travail le font moins souvent par insatisfaction qu’avant la pandémie.
Alors, pourquoi cette impression de départs massifs ? La pénurie de main-d’œuvre est à considérer : certains secteurs, comme la restauration, ont connu un nombre de départs semblable à d’habitude, mais ont peiné à trouver des remplaçants, parce que les conditions de travail ne rivalisaient pas avec celles d’autres secteurs.
Ne l’oublions pas, la pénurie de main-d’œuvre est avant tout causée par le déclin démographique : à cause du vieillissement de la population, il y a toujours plus de gens qui quittent le marché du travail chaque année, et pas assez de travailleurs qui y entrent pour répondre à la croissance du marché de l’emploi. Une tendance qui ne s’inversera pas d’ici la prochaine décennie.
La démission américaine, un signe positif ?
Si le Canada a été épargné, c’est tout le contraire qui s’est passé aux États-Unis. Au printemps 2021, le professeur Anthony Klotz y anticipait déjà ce qu’il qualifiait de « grande démission », soit une vague de démissions mises sur pause pendant la première année de la pandémie, favorisée par un épuisement professionnel général.
Le sentiment de liberté apporté par le télétravail, de même que la pénurie de main-d’œuvre, allait faire le reste. Les prévisions du professeur se sont avérées : en août 2021, 4,3 millions d’Américains, soit 2,9 % des travailleurs, ont quitté leur emploi.
Le record a été battu au mois de novembre suivant, où 4,5 millions d’Américains, soit 3 % des travailleurs, sont partis à leur tour. Au final, plus de 47,7 millions d’Américains ont quitté leur emploi en 2021, puis 50,5 millions en 2022.
Les secteurs de la vente au détail, du tourisme et de la restauration ont été particulièrement affaiblis, tandis que le phénomène a peu touché les secteurs professionnels. Après deux ans de démissions, les données sont revenues aux valeurs prépandémiques cette année.
Cela veut-il dire que le choc de la pandémie a eu des effets inverses sur les ambitions professionnelles aux États-Unis et au Canada ? Pas nécessairement. Il faut prendre en considération la qualité des mesures sociales ici (salaire minimum, assurance-emploi, congés parentaux, prestations pour enfants, crédits d’impôt), qui n’obligent pas à cumuler trois jobs pour arriver à boucler les fins de mois.
Aux États-Unis, le phénomène a été salutaire, parce que des travailleurs au bas de l’échelle ont bel et bien trouvé de meilleurs salaires et conditions d’emploi — le bond le plus élevé dans la dernière décennie, selon la Réserve fédérale d’Atlanta, qui compile ces données. Le salaire horaire moyen des employés de la restauration et de l’hôtellerie a augmenté de 28 % de la fin 2020 à la fin 2022, bien au-delà de l’inflation et de la croissance générale des salaires.
L’économiste Arindrajit Dube, connu pour ses études sur les bienfaits de la hausse du salaire minimum, constate même qu’après s’être creusé pendant quatre décennies, l’écart de rémunération entre les travailleurs du haut et du bas de l’échelle a diminué d’un quart en seulement deux ans.
Mais les avancées vont-elles se maintenir ? Les « primes à l’embauche » offertes par les chaînes de restauration rapide semblent avoir disparu. Il faut regarder l’inflation des 18 derniers mois et les hausses des taux d’intérêt pour expliquer le changement.
Avec autant de factures qui grimpent, beaucoup de travailleurs auront certes l’œil sur un meilleur salaire — qui demeure au sommet des facteurs qui les font rester à un poste —, mais pourraient aussi opter pour une stabilité. D’ailleurs, les patrons, devant la montée des coûts, risquent d’être plus rigides sur les augmentations de salaire.