Le nouvel empire de la violence

C’est un peu comme si le New York Times ou CNN achetait le plus grand média de fausses nouvelles de la planète. L’Ultimate Fighting Championship (UFC), la principale ligue professionnelle d’arts martiaux mixtes, dans laquelle évoluait le Québécois Georges St-Pierre, fait l’acquisition de la World Wrestling Entertainment (WWE), le plus grand spectacle de lutte au monde.

En principe, tout oppose l’UFC et la WWE. La première organise de véritables combats sportifs entre pugilistes aguerris, tandis que la seconde est un divertissement mené par des athlètes-acteurs qui jouent un personnage dans le ring. L’aspect combat accapare à peine le tiers du spectacle à la WWE.

Je suis un amateur de lutte depuis l’enfance — comme d’autres regardent des téléromans. Hulk Hogan et le géant Ferré ont bercé ma jeunesse, à l’époque où l’entreprise s’appelait la WWF. En 1987, mon père m’avait emmené au Colisée de Québec pour voir Hulk Hogan battre Kamala, mais je me souviens davantage de la victoire de Dino Bravo contre Tito Santana.

Par la suite, j’ai continué à suivre les Undertaker et Shawn Michaels, puis The Rock et Steve Austin, jusqu’à Roman Reigns et Bobby Lashley. Des personnages typés qui fascinent autant par leur physique que par leurs prouesses. Au fil des semaines, les conflits se règlent par bagarres chorégraphiées, selon des intrigues sommaires, voire grossières, mais divertissantes.

À l’inverse, je ne me suis pas passionné pour les combats ultimes. Probablement parce que la courbe narrative m’intéresse davantage que la compétition sportive.

Plusieurs vedettes ont travaillé pour les deux organisations : Ken Shamrock, Matt Riddle et Ronda Rousey, pour ne nommer que ceux-là, ont fait leurs armes dans l’UFC avant de bifurquer vers le sport-spectacle. Et quelques lutteurs, comme Brock Lesnar et David Bautista (acteur dans Dune, de Denis Villeneuve), ont tenté leur chance dans l’octogone de l’UFC, avec des succès mitigés.

Reste que les amateurs de l’UFC ont souvent regardé la WWE et son spectacle avec un certain mépris. Ça n’a pas empêché Endeavor, société propriétaire de l’UFC, de payer 9,3 milliards américains pour l’organisation de lutte.

Ce prix s’explique beaucoup par le produit qu’a peaufiné le grand patron de la WWE, Vince McMahon : un homme d’affaires mégalomane, détestable mais visionnaire, qu’on dit aussi impitoyable qu’investi.

Né dans une petite ville rurale de la Caroline du Nord, McMahon est le fils d’un promoteur de lutte à une époque où plusieurs organisations régionales s’en tiennent à leur territoire et ne se font pas concurrence. Quand il achète l’entreprise de son père, au début des années 1980, il rompt la tradition en fédérant autour de lui plusieurs organisateurs de soirées de lutte.

L’homme d’affaires mise sur la force de la télévision pour fabriquer des vedettes et raconter des histoires à la grandeur de l’Amérique du Nord. La popularité de la lutte au Québec l’incite d’ailleurs à accueillir des lutteurs étoiles d’ici dans son écurie, comme Mad Dog Vachon, Rick Martel ou les frères Rougeau.

Créé en 1985, WrestleMania, sorte de Super Bowl de la lutte, devient le pinacle annuel du sport-divertissement. Les rivalités cultivées pendant des semaines au fil des émissions atteignent leur point culminant dans l’affrontement de la soirée.

Pour normaliser son produit, Vince McMahon convie des vedettes de tous les milieux à assister à ses galas — de Gloria Steinem à Geraldine Ferraro, de Muhammad Ali à Andy Warhol, en passant par Ray Charles et Aretha Franklin qui chanteront lors de l’événement.

Il cultive aussi le patriotisme américain dans le ring en y important des événements politiques. Il entretient la rivalité opposant Sgt. Slaughter, personnage inspiré de G.I. Joe, à l’Iron Sheik, lutteur iranien, au moment où les tensions entre les deux pays sont au plus haut. L’Iranien faisait d’ailleurs équipe avec le Russe Nikolai Volkoff, pour miser sur la guerre froide ambiante.

Et que dire de Hulk Hogan, champion qui s’amène vers l’arène au son peu subtil de la chanson Real American. Par son produit, McMahon a influencé la culture populaire américaine, pastichant ses travers et ses icônes.

La WWE joue sur la fine ligne entre le vrai et le faux jusqu’au début des années 1990, refusant d’admettre que la lutte est arrangée. Elle opère ensuite un virage pour sortir le spectacle de sa niche et promouvoir ses vedettes comme des acteurs. L’organisation embrasse aussi le modèle de la télévision à la carte (pay-per-view) : les amateurs doivent payer pour assister à un grand spectacle chaque mois, moment où les rivalités culminent. La WWE devient une formidable machine à argent, pas toujours de bon goût, qui finit par acheter ses rivales quand elles la menacent de trop près.

La mégalomanie de Vince McMahon le pousse même à fonder une ligue de football pour faire concurrence à la NFL, un échec retentissant. Mais surtout, elle fait écho à celle de son ami Donald Trump, qui a lui-même été un personnage dans la WWE, le temps de quelques épisodes.

La fiction a rejoint la réalité en 2016 quand l’épouse de McMahon, Linda, aux ambitions politiques assumées, a fait partie du cabinet du président à titre de secrétaire aux petites et moyennes entreprises.

Dans la biographie de McMahon publiée le mois dernier, Ringmaster: Vince McMahon and the Unmaking of America, Abraham Josephine Riesman estime que le caractère impitoyable de l’homme définit les États-Unis contemporains. Qu’il est, de fait, le plus trumpiste des hommes d’affaires, autant par son agressivité que par son goût du spectacle.

McMahon a d’ailleurs joué son propre personnage dans la WWE pendant des décennies — et il s’est fait rouer de coups à de multiples reprises.

Malgré plusieurs scandales, de l’usage répandu et encouragé de substances chez les lutteurs à la mort de plusieurs d’entre eux, en passant par des allégations d’inconduites sexuelles qui l’ont forcé à quitter la tête de son entreprise, l’homme d’affaires s’est finalement révélé « téflon ». Là aussi, un peu à l’image de Trump.

C’est peut-être aussi dans le recours au manichéisme comme un spectacle, pour en récolter des milliards, que McMahon s’approche le plus de Trump. Il a créé un empire de 1,2 milliard d’amateurs un peu partout dans le monde — plus encore que les 700 millions de l’organisation qui les achète.

Maintenant, ce sont deux poids lourds qui unissent leurs forces. La nouvelle entreprise née de la fusion WWE-UFC n’a pas de nom, mais elle vaudra 21,4 milliards de dollars américains. Endeavor prend 51 % des actions de la WWE, les actionnaires actuels en gardent 49 %.

Et au croisement des divertissements, l’entente viendra brouiller encore plus la ligne entre le vrai et le faux. Les dirigeants promettent déjà des partenariats entre les deux marques, l’échange de vedettes, et même de futures acquisitions pour faire croître leur empire de la violence.

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